Pourquoi? L'avenir, ce sont les gens, non pas les objets

John R. Grimes

Réfléchir à l’avenir, et aux changements inévitables qui l’accompagnent, c’est comme se trouver à l’entrée d’une caverne non explorée, sachant qu’il faut y entrer. On perçoit faiblement ce qui nous entoure au début, mais plus on avance, plus l’obscurité s’épaissit. Qu’est-ce qui nous attend? Nos connaissances du monde visible seront peu utiles lorsque nous avancerons plus loin.

Certains musées ont connu des modifications par le passé, et leurs directeurs et administrateurs les ont aidés à naviguer dans les processus de changement. La majorité reconnaît, toutefois, que la vitesse et l’ampleur des changements s’accélèrent et que plus que jamais, les musées doivent être proactifs dans leur façon d’envisager les incertitudes de l’avenir.

Comment se préparer au changement? Qu’ont en commun ceux qui survivent et s’épanouissent? Comme l’a dit Charles Darwin : « Ce ne sont pas les espèces les plus fortes ni les plus intelligentes qui survivent […] ce sont celles qui s’adaptent le plus facilement au changement. »

Qu’est-ce qu’on entend par des musées adaptables? Sont nécessaires, selon moi, trois capacités essentielles. Premièrement, les musées doivent être au courant des tendances importantes, même celles qui paraissent « incommodes » et qui vont à l’encontre des pratiques actuelles. Deuxièmement, ils doivent faire la distinction entre ce qui est vraiment essentiel à leur mission et ce qui n’est que périphérique. Troisièmement, lorsque survient le besoin de changer, ils doivent avoir le courage d’accepter toutes les conséquences du changement.

Dans le présent article, je présenterai un aperçu des tendances qui me semblent les plus pertinentes pour les musées, dans un esprit d’ouverture à l’égard des tendances qui nous paraissent incommodes ou inquiétantes, car elles peuvent aussi mener à de nouvelles possibilités. J’utiliserai ensuite ces tendances pour tester certaines conventions qui sous-tendent les musées. Puis je vous ferai part de ma vision des raisons essentielles pour faire progresser les musées. Enfin, je proposerai certains changements que les musées doivent, selon moi, adopter. Mais auparavant, je vous offre un point de repère, une référence pour aider à calibrer et à orienter cette exploration.

Le temps est une « monnaie »

En 2014, l’Association des directeurs de musées d’art (ADMA) a publié un important sondage de 220 musées au Canada, aux États-Unis et au Mexique. Cette étude démontre qu’en moyenne, il est dispendieux d’offrir aux visiteurs une expérience muséale. La méthodologie est simple. Il suffit de diviser les coûts de fonctionnement annuels par la fréquentation. Le coût moyen dans l’exemple de l’ADMA est de 53,17 $. De plus, seulement 15 pour cent de ce coût — 7,93 $ — est couvert par les revenus directs provenant de chaque visiteur.

Le corollaire, bien sûr, c’est que l’autre 85 pour cent du coût, soit 45,24 $, doit venir d’autres sources, normalement une combinaison d’appui gouvernemental, de contributions du secteur privé et de revenus de fonds de dotation. En effet, les musées utilisent les revenus provenant des visiteurs comme levier pour obtenir la majeure partie de leurs budgets (dans le cas présent, un rapport de 1 à 5,7). Les organismes gouvernementaux et les donateurs du secteur privé offrent des subventions parce qu’ils croient que les musées sont un bien public. Mais cet accent sur l’argent nous éloigne d’un aspect plus fondamental : la « monnaie » qui soutient les musées n’est pas l’argent, mais l’attention — l’argent n’est qu’un sous-produit. Les musées se maintiennent en monétisant l’attention et le temps des visiteurs.

Une pénurie d’attention

Dans un monde riche en information, l’abondance d’information entraîne une perte d’autre chose, une pénurie de ce que consomme l’information. Il est plutôt évident que ce que consomme l’information, c’est l’attention des consommateurs. Une richesse d’information crée donc une pénurie d’attention. — H.A. Simon

Les Canadiens, dont 32,1 millions (soit 85 pour cent de la population) sont branchés, figurent parmi les plus grands consommateurs d’internet au monde. En moyenne, ils passent 36,3 heures par mois en ligne, visitant 3,238 pages dans 80 sites web.

Évidemment, le temps passé en ligne diminue le temps disponible pour d’autres activités. Les études démontrent que chaque heure passée devant un écran réduit de 17,5 minutes le temps disponible pour d’autres loisirs, dont la fréquentation des musées. Il en découle que le temps que les Canadiens passent en ligne chaque mois occupe 10,5 heures qu’ils auraient pu, autrement, utiliser pour visiter des musées. De plus, le temps passé devant un écran, que ce soit un téléphone intelligent, un ordinateur, une tablette ou une télévision, atteint le chiffre astronomique de 188 heures par mois. Et ce chiffre ne peut qu’augmenter, étant donné que les générations futures sont les plus dépendantes de leurs appareils. Un sondage révèle que parmi les « millénaires » — les personnes nées entre 1981 et 1996 — l’attachement à leurs appareils électroniques est si fort que s’ils avaient à choisir entre leur sens de l’odorat et leurs appareils, la moitié sacrifierait l’odorat.

Selon Statistique Canada, les millénaires sont aussi la génération la plus importante dans la main-d’œuvre générale. Cette génération devrait donc constituer une part de plus en plus grande du public des musées, en tant que visiteurs, membres, donateurs et administrateurs. Mais en trouveront-ils le temps?

Pour tous les Canadiens, il s’agit d’une question de temps et de choix, et pour plusieurs, le temps fait défaut. Les Canadiens sont parmi les gens qui manquent le plus de sommeil au monde. Quand on leur demande ce qu’ils feraient s’ils avaient deux heures de plus par jour, leurs priorités, en ordre de préférence, sont : passer du temps en famille, faire une sieste, passer des moments intimes avec leur partenaire (plus d’hommes que de femmes), lire un livre (plus de femmes que d’hommes) et voir un film. Même parmi les plus grands consommateurs culturels, la tendance croissante est de rester à la maison lorsqu’on a du temps de libre.

L’attention est une ressource individuelle limitée. Il y a 100 ans, alors que les musées atteignaient une certaine maturité, les demandes d’attention de la part des gens étaient beaucoup moins fortes qu’aujourd’hui. La rivalité pour obtenir leur attention est maintenant beaucoup plus intense et ne cesse de croître, de façon exponentielle. À l’avenir, le plus grand défi des musées sera de capter et de maintenir l’attention du public. Et l’on ne peut prétendre qu’il s’agisse là d’une simple question de publicité — « S’ils savaient qu’on est là et comme on est formidable, ils viendraient » —, car obtenir et maintenir l’attention relève avant tout des perceptions externes de la pertinence .  

Il nous faut étudier les hypothèses habituelles quant à la fréquentation des musées. Pourquoi les gens y viennent, qu’est-ce qui attire leur attention, qu’est-ce qui les incite à participer et qu’est-ce qu’ils apprécient de leur expérience. En tant que travailleurs dans les musées, nous avons traditionnellement supposé que les gens viennent au musée pour y voir des objets, pour y apprendre quelque chose. Les études démontrent toutefois que les occasions sociales et les loisirs sont des motivations beaucoup plus grandes. Nous présumons aussi que les gens évaluent la qualité de leur visite du point de vue de leur expérience éducative, mais selon les études, ce n’est pas le cas. Pour les visiteurs, les facteurs suivants dépassent le facteur éducatif sur le plan de la satisfaction post-visite : loisirs, appréciation globale de la marque de l’organisme, droits d’entrée, courtoisie des employés, facilité de stationnement, propreté des lieux (voire salles de bain). Comme travailleurs, nous supposons que lorsque les gens viennent au musée, ils regardent les objets et lisent les étiquettes, mais selon les études, plusieurs visiteurs ne passent que 10 à 20 minutes dans une galerie quelconque, regardent un objet particulier pendant 30 secondes ou moins, et lisent très peu les étiquettes. Ils passent beaucoup de temps à regarder les autres visiteurs.

Bien que cela puisse nous rendre mal à l’aise, le rapport entre les visiteurs et les musées ne repose pas exclusivement, ni même principalement, sur les objets et l’éducation. Il existe une déconnexion entre ce qui, selon les travailleurs dans les musées, devrait motiver les visiteurs et ce qui les motive réellement . Colleen Dilenschneider, auteure du blogue Know Your Bone , parle du danger d’une trop grande confiance dans les perceptions internes.

[…] certains organismes culturels se croisent les doigts et espèrent de toute leur force intellectuelle que ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent existent réellement dans la vraie vie de leurs visiteurs.

Je crois que la déconnexion n’est pas qu’une simple erreur de jugement relativement au public, mais qu’elle relève d’un ancien et faux calibrage du « système d’orientation interne » qu’emploient les musées, un système qui perpétue une fausse prémisse fondamentale, à l’effet que le but des musées, c’est de collectionner, de préserver et d’interpréter des objets. De plus, cette prémisse suggère que les objets constituent la meilleure garantie de la pertinence future des musées. Selon un directeur de musée de la Grande-Bretagne :

Dans toute institution digne du nom « musée », les collections sont la source principale de l’organisme […] Avec une plus grande facilité et qualité de reproduction physique et virtuelle, la « magie » de l’artefact réel et original deviendra sans doute de plus en plus importante pour les gens.

Je crois que ce point de vue, représente une sur-fétichisation des objets, aux dépens d’une meilleure compréhension du plus grand but social des musées, qui, ultimement, devrait reposer sur les gens, et non sur les objets.  

Simon Sinek fait remarquer que la plupart des organismes pensent et parlent d’eux-mêmes seulement du point de vue de ce qu’ils font et de comment ils le font. Peu d’entre eux pensent et parlent de pourquoi ils font ce qu’ils font. Certains organismes croient que ce qu’ils font et comment ils le font est le pourquoi . Selon mon expérience, c’est le cas de plusieurs musées.

Sinek utilise Apple comme exemple d’un organisme qui pense et parle de lui-même du point de vue de pourquoi il fait ce qu’il fait, c’est-à-dire donner aux gens le pouvoir de « penser autrement ». Comment le font-ils? En concevant des produits conviviaux et merveilleusement fonctionnels. Ce qu’ils font? Des ordinateurs, des tablettes et téléphones intelligents et une série sans cesse renouvelée de produits innovateurs. L’immense succès d’Apple repose non pas sur ce qu’ils font ou comment ils le font, mais sur pourquoi ils le font. Ses clients sont loyaux parce qu’ils adoptent le pourquoi d’Apple en tant que partie intégrante de leur propre identité comme membres d’une classe créative qui « pense différemment ». Sur un terrain d’énorme concurrence pour l’attention (et les ventes) des clients, le  pourquoi d’Apple leur donne un immense avantage.

Le « quoi », le « comment » et le « pourquoi » des musées

Le « quoi » des musées est de raconter des histoires, une nourriture essentielle pour l’être humain. Nous sommes conçus pour des histoires. Selon le psychologue Bruce Poulsen :

Nos cerveaux sont des machines qui détectent des patterns. Cela leur permet de donner un sens au barrage de sensations qui nous assaillent. Sans la capacité d’y donner un sens, nous serions incapables de prédictions quant à notre survie et à notre reproduction. Le monde naturel et interpersonnel qui nous entoure serait trop chaotique.

Avant l’apparition de l’écriture, les récits constituaient un moyen extrêmement efficace de conserver et de transmettre, d’une génération à l’autre, connaissances et sagesse. Les histoires durent parce qu’elles engagent plusieurs parties du cerveau, créant des réseaux de rappels d’émotions et d’associations.  

Traditionnellement, comment raconter des histoires dans les musées s’est fait par l’entremise d’objets. Un objet isolé fait appel au savoir, à la mémoire et à l’émotion du public. La juxtaposition de deux objets multiplie l’effet en suggérant une trame narrative et en engageant le visiteur. L’accumulation artificielle de plusieurs objets, comme l’ont découvert les créateurs des premiers musées, évoquait une foule d’idées dans l’esprit des spectateurs. En se raffinant, les musées ont découvert de nouveaux moyens de façonner l’expérience narrative, par l’entremise de textes, d’éclairages dramatiques et ciblés, et de l’ordre de présentation, mais la dynamique neurologique sous-jacente demeure la même.

Les récits et les objets, bien que merveilleux et puissants, ne sont toutefois pas le  pourquoi des musées, leur but social plus noble. Je crois que ce but devrait transcender la trame narrative locale, nationale ou canonique (bien que celle-ci puisse faire partie des histoires racontées par le musée) pour devenir universellement inclusive.  

Comme l’a écrit Marcel Proust :

Le seul véritable voyage, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est.

Martin Buber nous dit que « toute vraie vie est une rencontre », un message semblable à ce qu’on appelle, en zoulou, ubuntu — la reconnaissance de je suis parce que tu es , que nous sommes tous humains en raison les uns des autres.

Selon moi, le  pourquoi des musées, c’est de rattacher les gens à l’immense réseau de l’expérience humaine, à l’inépuisable legs de la créativité, de la résilience et de l’héroïsme humains. Les musées peuvent utiliser des objets, des œuvres d’art, des récits, les médias, des espaces et des performances pour raconter des histoires qui inspirent des moments de communion réelle entre les gens — des gens séparés par le temps, la géographie, la culture, l’expérience et les points de vue — dans un parcours évolutif de découverte relationnelle, d’empathie et de compréhension. Cette connexion permet aux gens d’affirmer et d’ennoblir leur perception de leur propre héritage humain, de leur propre potentiel. À l’intérieur de ce pourquoi , les visiteurs ne sont plus que de simples spectateurs ou apprenants, mais de précieux porteurs d’histoires engagés dans un voyage humain partagé.

Je crois que ce pourquoi , ce but plus noble, représente la clé de l’adaptabilité des musées dans un monde toujours plus riche en information, mais plus pauvre en attention. Dans cet univers, ce que les gens chercheront, ce sont moins des objets authentiques qu’une humanité authentique et des connexions authentiques à d’autres peuples ayant des valeurs communes. À l’âge de « la post-vérité », où les idéologies politiques et religieuses passent pour des réalités, les musées peuvent fournir des habiletés de pensée critique et d’ouverture à d’autres points de vue valides. En cet âge de « la post-empathie », où l’incompréhension et autres méfiances sèment des conflits et des déplacements globaux, les musées peuvent nous aider à voir, par les yeux les uns des autres, notre humanité et notre avenir communs. À cette époque « post-humaine », où l’intelligence artificielle semble être sur le point de priver l’humanité de sa prédominance créative, les musées peuvent aider les gens à protéger et à affirmer les qualités qui nous rendent le plus fondamentalement humains.

Tout comme le  pourquoi d’Apple inspire ses fidèles clients à placer l’idéal de « penser différemment » au centre de leur identité, ainsi le  pourquoi des musées — la création d’une profonde connexion personnelle à l’humanité — peut inspirer les visiteurs à placer cet idéal au cœur de leur identité, et à le porter avec eux en tout temps. Dans un monde où les interfaces numériques occupent une place grandissante dans la vie quotidienne, les musées, armés du pourquoi, peuvent et doivent explorer activement de nouvelles façons de raconter leurs récits d’affirmation, en ayant recours aux nouvelles technologies qui joignent les publics partout, autant à l’extérieur qu’à l’intérieur
des musées.

Accueillir le changement

Pour devenir des organismes souples capables de survivre et de s’épanouir à l’avenir, il ne suffit pas d’un pourquoi . Le  pourquoi doit être vécu. Pour ce faire, les musées devront se transformer à l’intérieur et à l’extérieur. À l’interne, ils doivent remplacer leur paradigme désuet de « collection-préservation-interprétation » par un nouveau paradigme dans lequel ils jouent un rôle actif en tant que rassembleurs sociaux, tout en étant des créateurs de contenu et des architectes d’expériences.

À l’extérieur, vivre le  pourquoi comprend le rayonnement d’une culture organisationnelle qui est à la fois menée par le pourquoi , centrée sur les gens et axée sur les relations humaines. Sinek nous rappelle que « nous sommes attirés par les leaders et les organismes qui créent un sentiment d’appartenance, qui nous donnent l’impression d’être spéciaux, en sécurité et non pas seuls. » Cette forme de leadership n’est pas seulement le travail des administrateurs, des directeurs et des conservateurs, mais de tout le personnel des musées. Il s’agit d’un leadership qui ne se limite pas à des situations spéciales, mais qui est présent dans chaque contact avec chaque visiteur, actuel et potentiel, dans chaque conversation personnelle ou téléphonique, dans chaque courriel, lettre, bulletin et catalogue. En tout temps, toute personne en contact avec un musée doit sentir qu’elle appartient à sa communauté et à son but, et qu’elle est spéciale, en sécurité et non pas seule.  

Je crois fermement que de connaître et de vivre le pourquoi , ce n’est pas seulement une question d’adopter une culture organisationnelle plus amicale et axée sur le client — un objectif louable en soi — mais c’est absolument essentiel à la survie des musées. C’est le seul moyen de sortir gagnant de la concurrence pour obtenir l’attention des gens, leur temps, leur participation et leur loyauté. Il ne s’agit pas seulement de les engager dans une cause, mais de traduire leur loyauté en ressources qui peuvent être investis dans la durabilité, la croissance et, surtout, l’augmentation de l’impact social des musées.

Je ne dramatise pas quand je dis que les musées sont à un moment critique de leur existence. L’avenir et les changements futurs peuvent, en effet, paraître comme une grotte obscure, potentiellement dangereuse. Si les musées continuent à se définir en fonction de ce qu’ils font et de comment ils le font, leur intégrité sera inutilement fragilisée et mise en péril par tout obstacle éventuel. Toutefois, s’ils se définissent plutôt par leur objectif plus noble, ainsi que par la communauté qu’ils desservent, ils seront aussi adaptables et durables qu’ils doivent l’être, et la sombre caverne se transformera en un portail lumineux menant à des possibilités infinies.

Ce rapport muséologique a été rendu possible grâce au financement du Gouvernement du Canada. Ce rapport a été également publié dans le magazine Muse, numéro mars/avril, 2017.