Julie White, métisse anishinaabe, ancienne interprète de programme autochtone et membre de #CMHRStopLying, lève le poing devant le Musée canadien pour les droits de la personne dans le cadre d’une manifestation organisée par @Justice4BlackLivesWinnipeg. Photo — Travis Ross

Le problème de racisme institutionnel au Canada se retrouve aussi dans ses musées — comment aborder la question?

Armando Perla 

Il semble y avoir dans divers secteurs une reddition de comptes concernant le racisme institutionnel au Canada. Le 5 juin 2020, jour de l’anniversaire de Breonna Taylor, quelques milliers de personnes ont défilé de l’Assemblée législative du Manitoba jusqu’au Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP) dans le cadre d’une manifestation organisée à Winnipeg par #Justice4BlackLives [Justice pour la vie des noir.e.s]. En entrevue sur les ondes radiophoniques de Radio-Canada au Manitoba, Nampande Londe, participante et Canadienne noire, a expliqué que beaucoup de personnes non noires croyaient que l’événement se voulait un témoignage de solidarité envers les manifestants aux États-Unis, « comme si ce n’était pas un problème qui existe aussi au Canada ». En réaction, elle a créé une campagne sur les médias sociaux, #ItHappensInWinnipeg [Ça a lieu à Winnipeg], qui permet aux personnes noires de partager leurs expériences et d’ainsi monter un dossier prouvant que « le racisme est toujours bien vivant au Canada ».

Le 7 juin, Thiané Diop, ancienne interprète de programme au MCDP, a partagé sa propre histoire vécue de racisme anti-noir au musée par le biais du mot-clic de Londe. Cela a incité d’autres employés noirs du MCDP, anciens et actuels, à faire de même. Diop a ensuite créé le mot-clic #CMHRStopLying [MCDP, arrête de mentir] pour encourager d’autres personnes autochtones, noires et de couleur (PANDC) à partager leurs expériences de racisme et demander au musée de rendre des comptes. Le MCDP a répondu par le biais d’une déclaration publique qui, aux yeux de beaucoup, semblait peu sincère, incitant des dizaines d’employés actuels et passés à exprimer eux aussi leurs expériences à l’aide du mot-clic #CMHRStopLying. En tant que seul conservateur issu d’une minorité visible à avoir été embauché par le musée, j’ai aussi partagé ma propre expérience. Les incidences de racisme, d’homophobie et de harcèlement sexuel que les employés ont subi sous la tutelle de la direction on ne peut plus blanche du musée ont produit une frénésie médiatique qui a perduré pendant plusieurs semaines. Ces récits ont également forcé le musée à reconnaître certaines de ses erreurs et à lancer une enquête indépendante, tandis que son PDG a démissionné. Ces petits gestes sont les premiers d’un long processus pour restaurer la confiance des nombreuses communautés affectées par les actions du musée.

Julie White et Thiané Diop, membres du mouvement #CMHRStopLying, aux côtés de Nampande Londe, créatrice du mot-clic #ItHappensInWinnipeg, et de Mahlet Cuff, membre de @Justice4BlackLivesWinnipeg, s’adressent à des manifestants devant le Musée canadien pour les droits de la personne le 28 juin 2020. Photo — Travis Ross

Le racisme institutionnel et le maintien de la suprématie de la race blanche ne sont pas des enjeux exclusifs au MCDP. Ils constituent un problème structural répandu dans le secteur des musées partout au pays. Les musées et les universités, certaines des institutions les plus blanches du monde occidental, se sont fait les outils de la diffusion et du maintien de la pensée coloniale. Les PANDC qui étudient et travaillent dans les universités et musées canadiens le savent de première main et ils ont commencé à parler publiquement de leur vécu. En début juin, Rea MacNamara, qui supervisait les initiatives de programmation publiques au Musée Gardiner de Toronto, a écrit une lettre ouverte racontant le racisme institutionnel qu’elle a vécu et dont elle a été témoin alors qu’elle travaillait au musée. À la mi-juin, Devyani Saltzman, directrice des programmes publics du Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO), a publié un article dans lequel elle parlait de la douleur physique expérimentée par les PANDC du secteur culturel qui tentent de représenter la communauté tout en s’efforçant ne pas être « trop politique ». Peu après a suivi un brillant article de Syrus Marcus Ware, artiste visuel, militant communautaire, universitaire et membre de Black Lives Matter Toronto. Dans son texte, il relate non seulement ses expériences de racisme anti-noir alors qu’il travaillait au MBAO, mais exhorte également les institutions d’art au Canada à changer la situation. À la fin de juin, Paulina Johnson, Judy Half et Miranda Jimmy, des femmes autochtones ayant défendu différents mandats pour le Musée royal de l’Alberta, ont dénoncé les instances de racisme individuel et institutionnel qu’elles ont vécues. De plus, dans une entrevue donnée à la fin juin à l’Institut pour la citoyenneté canadienne, l’Association étudiante des professionnels de couleur dans les musées (MPOC) de l’Université de Toronto a parlé de son travail visant à corriger le fait que les « personnes de race blanche et d’origine européenne prédomine[nt] » dans les programmes de maîtrise en études muséales et au sein du corps professoral.

Pourquoi ces enjeux sont-ils si répandus dans le secteur muséal au pays? Pourquoi les PANDC sont-ils vilipendés, réprimandés et punis lorsqu’ils dénoncent la situation? Dans son entrevue à Radio-Canada, Londe affirme que certaines personnes voient le racisme comme une question d’ignorance. Selon elle, le racisme est un enjeu d’« aveuglement volontaire ». Au Canada, le secteur muséal a délibérément choisi d’ignorer la prédominance du racisme systémique et de maintenir activement le statu quo. Comme le soulève Sean O’Neill dans un texte publié à la fin de juin 2020, « il y a une crise de la blancheur » dans notre secteur. L’étude, qui porte sur les quatre plus grands musées au pays, révèle que tous les directeurs de musée et tous les présidents de leur conseil d’administration sont blancs, et que tous les membres de la haute direction, hormis un, sont aussi blancs. Au lendemain de la publication de l’étude, la galerie d’art de Vancouver annonçait l’embauche d’un nouveau PDG, lui aussi blanc. Malheureusement, force est d’admettre qu’il ne semble y avoir aucune intention de s’attaquer à cette crise dans le secteur muséal au Canada.

T-shirts conçus et créés par Julie White et l’artiste des Premières Nations Peatr Thomas pour #CMHRStopLying. Photo — Travis Ross

En 2017, Michael Maranda publiait sa propre étude sur les galeries d’art canadiennes. Bien qu’elle n’ait compilé aucune donnée spécifique sur les Noirs et qu’elle se concentrait uniquement sur les galeries recevant du financement public, l’étude démontrait que, sur 184 postes de direction, 92 % étaient occupés par des personnes blanches, moins de 4 % par des personnes autochtones et un peu plus de 4 % par des minorités visibles. Ces chiffres sont d’autant plus choquants lorsqu’on les compare à ceux du recensement canadien de 2016, où 7 674 580 personnes, soit 22,3 % de la population, disaient appartenir à une minorité visible. En 2018, une étude commandée par la Chambre des communes canadienne, intitulée « Aller de l’avant — Vers un secteur des musées canadiens plus fort », encourageait activement les musées à se diversifier pour que tous les Canadiens se sentent représentés dans le secteur. Étant donné l’afflux récent de PANDC partageant leurs expériences, il est clair qu’il existe toujours un décalage important entre cette recommandation et son application.

Alors, que peuvent faire les institutions de notre secteur pour s’attaquer à cette crise?

Nous devons, en tant que secteur, reconnaître le besoin d’une étude exhaustive concernant le manque de diversité dans les postes de direction des musées partout au Canada. Ceci est nécessaire pour établir un point de référence à partir duquel nous pourrons mesurer les progrès réalisés au fil du temps. À l’heure actuelle, il n’y a aucune étude universitaire qui examine de façon critique et systématique les implications d’une direction démesurément blanche et du manque de représentation des PANDC dans les postes décisionnels du secteur des musées au Canada. Tant qu’on ne priorisera pas l’inclusion des perspectives et des talents des PANDC dans des rôles de direction, la suprématie blanche qui s’est ancrée dans les musées ne sera jamais remise en cause. Cette préservation du statu quo favorise un traitement purement symbolique, victimisant et stéréotypé des communautés autochtones, noires et de couleur dans le contenu des musées, en plus d’exposer les employés PANDC à la violence raciale au sein de ces institutions.

En fondant la pratique des musées sur l’anti-oppression, les droits de la personne et d’autres cadres de justice sociale, on les aiderait à incarner les valeurs qu’ils prétendent déjà défendre, mais qu’ils ne respectent pas. Cela signifie qu’ils doivent intégrer le respect de la dignité humaine, la non-discrimination, l’équité, la participation et l’inclusion au cœur de leur travail. Donner aux membres des communautés historiquement exclues les moyens de participer à la formulation des politiques contribuerait aussi à responsabiliser les institutions culturelles et à promouvoir la durabilité des projets. Un leadership et une participation communautaire significatifs des PANDC impliquent une véritable appropriation et un contrôle de tous les processus muséaux à chacune des phases d’un projet : évaluation, analyse, planification, mise en œuvre, suivi et bilan. Cette participation significative doit aussi s’accompagner d’un engagement à rémunérer équitablement le temps et l’expertise des PANDC. En effet, les musées ne peuvent pas continuer à extraire du contenu et des connaissances des employés et des communautés autochtones, noires et de couleur sans les payer adéquatement pour leur travail. Il est également nécessaire de réviser le contenu des expositions et des programmes pour que les musées puissent s’attaquer au racisme institutionnel et à leur complicité dans la perpétuation des notions anti-noires ; cette étape doit également être menée et réalisée par les employés et les communautés autochtones, noires et de couleur.

Les institutions qui veulent devenir plus transparentes, démocratiques et responsables devraient prioriser l’élaboration de directives éthiques en collaboration avec les communautés autochtones, noires et de couleur afin d’aider les musées à s’attaquer au racisme systémique. Par exemple, lorsque je travaillais en Suède à l’orientation du Musée des mouvements (MoM), nouveau musée national sur les migrations et la démocratie, j’ai utilisé une approche basée sur les droits de la personne et d’autres méthodologies participatives pour définir ses pratiques. Une approche fondée sur les droits de la personne favorise la durabilité des projets et l’autonomisation des personnes — en particulier les personnes historiquement exclues — afin qu’elles participent à la formulation des politiques tout en tenant les institutions culturelles pour responsables. Mon travail a consisté à créer des directives éthiques pour faciliter l’inclusion des PANDC et pour lutter contre le racisme institutionnel qui sévit dans les musées. Cela faisait écho à mon travail en tant que membre du Comité international sur les dilemmes éthiques de l’ICOM. À l’automne 2019, j’ai dirigé un atelier sur l’éthique qui a réuni en Suède 35 experts issus de trois secteurs différents : la communauté, le domaine universitaire et les musées. Ces experts appartenaient à des communautés historiquement marginalisées et collaboraient avec elles sur des sujets comme l’histoire orale, la participation communautaire et l’éthique. Ils représentaient le quartier du MoM, la ville de Malmö, la Suède et différents pays sur cinq continents. Pendant trois jours, ils ont partagé leurs connaissances et leurs expériences, ce qui a permis d’élaborer une première version des directives éthiques qui guideront le travail du MoM. Les musées canadiens qui souhaitent s’attaquer au racisme institutionnel pourraient tirer profit de l’adoption de modèles similaires pour élaborer leurs propres politiques sous la direction d’un personnel autochtone, noir et de couleur.

S’il existe un besoin évident et urgent pour les musées d’inclure plus de diversité dans leur direction afin de mieux refléter les communautés avec lesquelles ils collaborent, ils doivent également fournir à leur personnel actuel une formation adéquate qui guidera leur travail. Une formation centrée sur la lutte contre l’oppression et sur les droits de la personne aiderait le personnel des musées à identifier leurs préjugés implicites et la manière dont leurs actions peuvent aliéner davantage leurs collègues autochtones, noirs et de couleur et les communautés avec lesquelles ils travaillent. Cela permettrait également aux employés de contribuer à la lutte contre le racisme structural au sein de leurs institutions. Cette formation adéquate encouragerait l’autoréflexion critique sur les privilèges, les préjugés implicites et le racisme institutionnel. Elle permettrait aussi à la direction du musée de favoriser un environnement ouvert à la réflexion critique où de telles discussions sont bienvenues plutôt que pénalisées.

Les appels à l’embauche de dirigeants autochtones, noirs et de couleur sont souvent rejetés sous le prétexte qu’il n’y aurait pas assez de candidats PANDC ayant les « bonnes compétences ». La couverture récente du mouvement antiraciste dans le secteur, menée par des PANDC qui sont aussi professionnelles des musées, prouve le contraire. Dans les faits, il existe des PANDC qui travaillent dans les musées partout au pays et qui ont rarement l’occasion de progresser dans leur carrière ou d’accéder à des postes de direction. Les musées doivent tracer des voies claires pour leur avancement, et les ressources humaines doivent être proactives et adapter leurs processus de recrutement pour attirer les talents des PANDC. L’expertise dans différents domaines, tels que l’organisation communautaire, les droits de la personne et le militantisme, doit devenir une compétence recherchée dans le processus de recrutement. Les expériences vécues des PANDC doivent être valorisées autant que les musées valorisent l’expertise universitaire ou le sens de l’entreprise. Les musées gagneraient également à impliquer les organisateurs communautaires dans leurs pratiques d’embauche pour qu’ils les aident à identifier au sein des communautés les candidats appropriés qui possèdent des compétences non traditionnelles, mais nécessaires à leur réussite dans la profession.

Ce moment de réflexion sur le racisme institutionnel durera-t-il, ou bien le secteur des musées reviendra-t-il tranquillement au statu quo? Il est temps que ceux qui détiennent le pouvoir dans le secteur depuis bien trop longtemps commencent à écouter de nouvelles perspectives et apportent les changements nécessaires pour que les musées puissent réparer leurs torts passés et refléter véritablement la société qu’ils entendent servir. Pendant longtemps, un grand nombre d’entre nous, professionnels des musées et PANDC, se sont sentis isolés dans notre travail de démantèlement d’un système qui nous opprime et qui continue de maintenir le statu quo. Malgré tout, si quelque chose est devenu clair en ce moment historique, c’est que nous ne sommes pas seuls. Nous sommes ici, nous existons et nous n’abandonnerons pas. M

Armando Perla est chef des droits de la personne au Musée de l’Holocauste Montréal. Il est également conseiller international pour les musées, les droits de la personne et l’inclusion sociale pour la ville de Medellín, en Colombie. Armando a fait partie de l’équipe fondatrice du Musée canadien pour les droits de la personne à Winnipeg et du Musée des migrations et de la démocratie de Suède à Malmö. Il siège également au conseil d’administration du Comité international sur les dilemmes éthiques de l’ICOM.