Vers des muséologies transgenres

Aller au-delà d’une vision binaire

Sophie Hurwitz

En 2015, Alexander Lussenhop a décidé qu’il était temps de révéler publiquement aux gens de son milieu de travail qu’il était un homme trans. Pour cet employé du musée des sciences de Boston, il n’existait pas à l’époque de « mode d’emploi » pour ce genre de situation.

Alexander ne disposait pas de ressources pour l’aider à expliquer à ses collègues les changements qu’il allait subir. Et du fait que le musée des sciences compte des centaines d’employés, il ne lui semblait pas réaliste, comme son employeur le lui avait d’abord suggéré, de rencontrer chacun de ses collègues l’un après l’autre pour leur expliquer l’expérience qu’il était en train de vivre.

Selon Alexander, le Service des ressources humaines « ne semblait pas avoir de processus pour faire face à cette situation… ils n’avaient pas l’air d’avoir vécu ça auparavant. On pourrait penser qu’une institution d’envergure serait capable de mettre en œuvre ce genre de choses assez facilement, mais il semble que ce ne soit pas nécessairement le cas. »

Pendant ce temps, dans un petit musée à Columbus, en Ohio, Alison Kennedy vivait une expérience similaire. Première personne non binaire à travailler comme responsable de l’expérience des visiteurs au conservatoire et jardins botaniques du Franklin Park, Alison Kennedy plaidait pour l’adoption de politiques inclusives telles que des toilettes unisexes. Mais toutes les ressources qu’Alison avait trouvées pour les professionnels 2SLGBTQIA+ des musées ne semblaient pas prendre en considération les personnes trans. En 2018, à la conférence annuelle de l’Association américaine des musées (AAM), Alison a fait équipe avec Anna Woten et Alexander Lussenhop, professionnels trans du domaine des musées, au sein d’un groupe de 22 professionnels qui a créé la première boîte à outils de ressources sur l’inclusion des personnes trans de l’AAM.

Lancée en mars 2019, cette boîte à outils comprenait bien sûr des ressources destinées aux professionnels en transition, mais elle s’adressait aussi aux institutions voulant soutenir des employés trans et aux collègues de ces employés. Lorsque Alison Kennedy et son équipe ont présenté la boîte à outils à la conférence annuelle de l’AAM, la salle était bondée : il était clair que les professionnels des musées, qu’ils soient cisgenres ou transgenres, avaient besoin de l’information compilée par l’équipe.

La boîte à outils a été construite à partir de sources variées incluant des établissements universitaires (à la suite de la suggestion d’un étudiant diplômé, ami d’Alexander Lussenhop), des organismes à but non lucratif et des entreprises à but lucratif.

« Ce que nous avons constaté en faisant nos recherches, explique Alison Kennedy, c’est qu’il existait des éléments de ce dont nous avions besoin dans différentes sphères comme le milieu universitaire, les entreprises et le milieu des soins de santé. Nous avons donc fait beaucoup de recherches et avons réuni ces éléments pour les assembler. »

Aujourd’hui, trois ans après son lancement, la boîte à outils est le résultat numéro un des recherches Google pour « professionnel en transition dans un musée » ou des recherches similaires. Les personnes qui effectuent leur transition dans le cadre de leur travail au musée n’ont donc plus à défricher le terrain comme Alexander Lussenhop a dû le faire il y a quelques années. De plus, la boîte à outils a été reprise par des employés et des employeurs trans appartenant à d’autres domaines : la semaine dernière, par exemple, Alison Kennedy apprenait que des bibliothécaires l’avaient adaptée à leurs besoins.

D’autres associations muséales ont également commencé à faire des efforts concertés pour mettre en valeur l’expérience des personnes trans, que ce soit au sein de leur personnel ou dans leurs expositions. Ainsi, la l’association des musées de Colombie-Britannique (BCMA) a publié l’an dernier sa propre boîte à outils sur le genre et la sexualité. Élaborée durant la pandémie, cette ressource visait à répondre aux préoccupations de nombreux employés de musées qui désiraient mieux accueillir les personnes 2SLGBTQIA+, mais qui n’avaient pas les outils appropriés pour le faire.

Desirée Hall et Tanya Pacholok, les créatrices de cette boîte, soulignent que cette dernière est un « document vivant », et qu’elles souhaitent l’améliorer en recueillant les idées de personnes 2SLGBTQIA+ qui agiraient comme collaborateurs rémunérés.

« Nous avons constaté que la communauté des musées et du patrimoine culturel démontre un grand intérêt envers cette question et qu’elle s’accorde pour dire qu’il faut rendre les institutions culturelles plus accueillantes et plus inclusives envers les communautés 2SLGBTQIA+ », dit Tanya Pacholok. « Mais, bien souvent, les gens ne savent pas comment faire ou n’ont tout simplement pas les ressources nécessaires. »

Desirée Hall partage ce point de vue : elle précise que dans les musées plus petits ou situés en région rurale, le financement est souvent l’obstacle majeur à un engagement plus nuancé envers la communauté trans. « Il semble qu’il existe un réel besoin dans le milieu, et que les gens se disent : “Oui, il faut aborder ce sujet, avoir cette discussion” », explique-t-elle. « Mais le financement nécessaire est rarement disponible. »

Au début de leur travail de création de la boîte à outils, Tanya Pacholok et Désirée Hall ont réalisé un sondage pour déterminer ce que cette dernière devait contenir exactement. Certains des résultats du sondage les ont étonnées : par exemple, seuls quelque 48 % des professionnels des musées interrogés ont déclaré avoir une bonne compréhension des enjeux liés aux personnes 2SLGBTQIA+. Et les fois relativement rares où un musée présentait du contenu queer ou trans, le public queer et trans ne se sentait pas bien représenté.

À ce titre, la boîte à outils de la BCMA suggère d’aborder les récits trans dans les musées par le biais d’une approche fondée sur les points forts. « L’une des personnes répondant au sondage a déclaré : “Il est inacceptable que l’on évoque notre communauté en parlant de violence plutôt que de réussite” », se souvient Tanya Pacholok. « Nous avons donc besoin, dans notre province, d’un investissement davantage orienté vers la compréhension et l’archivage de l’histoire queer et trans, mais il faut que ce soit d’un point de vue positif et avec une approche fondée sur les points forts. »

Les équipes qui ont créé les boîtes à outils de la BCMA et de l’AAM soulignent que leur travail n’est pas terminé : il reste par exemple beaucoup à faire pour examiner la façon dont les musées abordent les perspectives trans, que ce soit d’un point de vue historique ou actuel.

Amelia Smith, professionnelle de musée transgenre et auteure du blogue Not Your Average Cistory (pas une cistoire ordinaire), affirme qu’il est important de réfléchir aux muséologies trans, à la fois dans le contexte des pratiques quotidiennes dans nos milieux de travail et pour remettre en question les cadres théoriques à partir desquels nous construisons nos musées.

Lors de la création d’expositions axées sur des enjeux trans, Amelia Smith suggère d’adopter l’approche suivante : « Il faut vraiment penser, quand on s’adresse à un public trans, à ce que ce public pourra retirer de l’exposition. Comment les gens sont-ils censés s’identifier à ce qui est présenté, et quels messages sont-ils censés en tirer? » Selon elle, de nombreuses expositions mettant l’accent sur l’histoire et la culture LGBT se concentrent uniquement sur l’aspect « LGB » au détriment du « T ». De plus, lorsqu’elles évoquent la question de la non-conformité de genre, c’est seulement à travers des sujets comme la culture drag, négligeant ainsi la vie quotidienne des personnes trans.

Amelia Smith évoque, par exemple, des expositions relativement récentes qui, parlant d’un personnage historique de sexe féminin à la naissance, mais qui a fait sa vie en tant qu’homme, y faisaient référence en utilisant les pronoms anglais « they/them », qui introduisent la neutralité. Pour Amelia Smith, cela revient à ungendering (dé-genrer) la personne, c’est-à-dire à refuser d’accepter le genre de ce personnage historique tel que lui-même le vivait.

« Dans son livre Whipping Girl, Julia Serano utilise le terme « dé-genrer » pour désigner ce genre de refus du sexe d’une personne. Pour moi, il s’agit là d’une question à laquelle nous ne pensons pas vraiment, et c’est aussi souvent le cas dans les musées queers. »

Il existe cependant des expositions qui adoptent une attitude positive envers les personnes trans ou qui sont montées par des commissaires trans et qui, selon Amelia Smith, « font les choses correctement ». Ainsi, l’exposition du Museum of Transology de Brighton, en Angleterre, a présenté les victoires quotidiennes des personnes trans à travers des objets précieux et importants pour elles, accompagnés des histoires de ces objets. Par exemple, de simples lunettes de natation peuvent devenir un objet puissant pour la personne qui les a achetées, si elles représentent le jour où elle s’est sentie assez bien établie dans son sexe et assez en sécurité pour oser faire de la natation à nouveau.

« C’est une affirmation puissante parce qu’elle reflète le degré de confort d’une personne par rapport à son corps, d’abord sa dysphorie, puis son euphorie d’avoir vécu le changement important de la mastectomie, et d’être capable de nager à nouveau », déclare Amelia Smith. « Oui, ce sont toutes ces petites victoires qui accompagnent la transition. »

Elle recommande également le Musée du vagin, lui aussi situé au Royaume-Uni, qui adopte une approche directe et positive envers les personnes trans dans la discussion qu’il propose sur les organes génitaux. Et bientôt, comme l’espèrent Amelia Smith et d’autres professionnels trans des musées, tous les musées devront se questionner sur la façon dont les enjeux trans peuvent complexifier, enrichir et remettre en question leurs expositions, leurs politiques et leurs rôles dans la communauté.

« J’éprouve beaucoup de reconnaissance pour des projets comme celui de l’AAM et pour le fait qu’il y a eu de grands changements au cours des dernières années », dit Amelia Smith. « Mais le travail n’est pas terminé. »

« Nous avons toujours été dans les sciences et fait partie de l’histoire, nous avons raconté nos histoires et nos objets figurent dans les archives », déclare pour sa part Alison Kennedy de l’AAM. « Le langage n’était peut-être pas le même, mais cela ne signifie pas que nous n’avons pas existé dans toutes ces sphères… et les musées contribuent à le prouver. Nous avons toujours été présents, et nous le serons toujours. » M

Sophie Hurwitz est une journaliste et rédactrice basée à St. Louis, Missouri, qui croit au pouvoir de la narration communautaire.

Définition de 2SLGBTQIA+

2SLGBTQIA+ est un acronyme complet qui inclut ceux qui s’identifient comme bispirituels, lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, queers, intersexués ou asexuels, le plus ajouté étend l’acronyme à d’autres personnes qui n’utilisent pas les termes ci-dessus, mais qui ne s’identifient pas non plus comme cisgenres ou hétérosexuelles.

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