« Ce ne sont pas les fantômes de vieilles danses » 

Quelle place pour la relationalité et la mémoire culturelle autochtone au sein des musées ?

Entrevue avec Jessie Loyer



Jessie Loyer est Crie-Métisse et membre de la Première nation Michel. Bibliothécaire de liaison en anthropologie et en études autochtones, elle est aussi professeure adjointe à l’Université Mount Royal. En tant que bibliothécaire universitaire, Jessie étudie les perspectives autochtones sur la culture de l’information, le soutien à la revitalisation des langues, et le développement de relations de recherche continues et réciproques du point de vue des conceptions nêhiyaw et michif des liens familiaux. Par l’entremise de son compte TikTok @IndigenousLibrarian, suivi par plus de 29 000 personnes, elle partage des perspectives autochtones sur les systèmes d’information et le rapatriement des artefacts, ainsi que des réflexions sur les initiatives de décolonisation.

Stephanie Danyluk, gestionnaire du programme de réconciliation de l’AMC, s’est entretenue avec Jessie Loyer sur la relationalité en lien avec la gestion des collections, et sur le rôle que doivent jouer les musées pour faire face à leur héritage colonial et le remettre en question.

Pouvez-vous nous dire comment votre travail sur la culture autochtone de l’information rejoint la muséologie ?

Je travaille principalement sur le concept général de relationalité dans les institutions de mémoire culturelle. J’ai commencé à travailler dans ce domaine en étudiant la culture autochtone de l’information : comment les gens comprennent-ils l’information, comment apprennent-ils à la gérer, à créer des moyens d’y avoir accès ? J’étudie ces concepts généraux en sachant que pour toute personne autochtone, la culture de l’information va bien au-delà de ce qui peut être imprimé. Je ne travaille pas dans les musées, mais la relation que j’entretiens avec eux constitue en quelque sorte un autre type d’espace pour des collections.

Mon travail porte donc sur la relationalité, mais d’un point de vue cri en particulier. Sur la base du concept de wahkotowin, comment réfléchir au fait d’avoir de bonnes relations, non seulement avec les gens, mais avec tout ce qui nous entoure ? Je pense qu’on peut s’appliquer cela à nos collections. La bibliothécaire en moi se demande quelle est la nature de notre relation, quelle est notre relationalité avec l’information ? Dans le cas particulier des musées, quelle relation entretenons-nous avec nos collections, avec les objets ou les biens culturels que nous conservons ? Comment y pensons-nous, comment prenons-nous soin d’eux, comment sont-ils liés aux autres membres de leur famille ?

Jessie Loyer prenant un selfie devant le ROM avec Taya Jardin et Jas M. Morgan.

En ce qui concerne les collections, pouvez-vous approfondir ce concept de relationalité et son lien avec l’information, la culture matérielle et le patrimoine culturel immatériel ?

Nous devons apprendre à penser différemment la culture matérielle, parce que dans bien des cas on l’a dissociée des récits. Prenons l’exemple d’un récit dont l’existence devrait être associée, de manière holistique, à une chanson ou à une histoire liée au cycle des saisons, ainsi qu’à la culture matérielle qui l’accompagne, comme le perlage, les tambours, les tipis ou les tenues cérémonielles. Bien souvent, selon que telle ou telle institution a acquis des morceaux de cette réalité culturelle, on constate que les institutions mémorielles existantes dans les systèmes de connaissances autochtones ont été éparpillées. Par exemple, un musée a pu dire : « Nous aimons beaucoup cette toile de tipi : prenons-la, ou alors achetons-la. » Mais en parallèle, un anthropologue a rencontré une personne dont il a consigné le récit, et ses notes de terrain ou ses enregistrements ont fini dans des archives. Ainsi, les choses ont été séparées.

C’est de cette façon que des systèmes de connaissances complexes ont subi l’épistémicide. La destruction survient lorsque des objets sont enlevés, lorsque des personnes s’abstiennent de chanter des chansons afin d’éviter que la jeune génération les apprenne et qu’elle soit punie pour avoir parlé ou chanté dans sa langue. Comme Maria Campbell me l’a expliqué, nous essayons de reprendre possession de ces systèmes de connaissances, mais il manque encore des pièces au casse-tête. C’est pourquoi nous avons besoin que tout le monde s’implique dans le processus : alors, quelqu’un se souviendra d’une chanson, et un musée retournera un vêtement cérémoniel, une poterie ou un objet important. Nous pouvons avoir recours à des sources d’archives pour avoir une meilleure idée de ce que sont les systèmes de connaissances, tout en maintenant cette continuité.

C’est vraiment déchirant de penser que la raison pour laquelle nous avons maintenant du mal à comprendre des cérémonies ou des composantes importantes de la vie autochtone, c’est que ces choses ont été démembrées intentionnellement et intégrées à différentes institutions. À mon avis, les archives, les musées, les bibliothèques doivent coexister pour pouvoir rassembler les différentes pièces de casse-tête nécessaires à la reconstruction de ces systèmes de connaissances. En tant que bibliothécaire impliquée dans la culture de l’information, il est important pour moi de savoir cela, parce que c’est ainsi que le transfert des connaissances peut se produire. C’est comme ça qu’on fait de la pédagogie. C’est aussi le cœur du transfert des connaissances pour beaucoup de communautés autochtones. Ce n’est que lorsque toutes ces composantes du patrimoine immatériel et de la culture matérielle sont réunies que peut vraiment s’exprimer pleinement le transfert culturel. C’est plus important que de mettre en vedette un morceau de tenue cérémonielle.

Bien que je sois bibliothécaire et que je travaille principalement dans les bibliothèques universitaires, je dois aussi penser à toutes les autres institutions de mémoire culturelle, parce que c’est vers elles qu’on envoie toutes les autres parcelles des récits. C’est là que se trouve le point de rencontre.

De quoi les bibliothèques, archives et musées doivent-ils principalement tenir compte à mesure qu’ils se tournent vers les démarches actives de réconciliation et le respect de la DNUDPA ? Pouvez-vous nous donner des exemples de collaboration entre ces institutions ?

Je pense que la réconciliation est difficile parce qu’elle ignore la rage que les gens ressentent, la tristesse, le chagrin. Je pense que l’une des principales choses que les musées ne comprennent pas nécessairement est l’énorme courant de rage et de chagrin qui habite les autochtones lorsqu’ils entrent dans un musée. Car la relation entre les musées et les peuples autochtones est caractérisée par le vol. Nous aimerions parvenir à des sentiments qui se traduisent par « vous êtes bien ici » et « nous aimons le musée »… mais nous n’y sommes pas encore.

J’ai de bons sentiments envers les musées, et pourtant je ressens beaucoup, beaucoup de chagrin dans ces lieux. Très souvent, on se trouve devant un objet magnifique, mais qui est très loin de son lieu d’origine, ou devant un autre objet dont on sait qu’il n’a jamais été vu par les gens de la communauté dont il est issu. Mais il faudrait que ces gens-là puissent le voir, pour savoir ce que possédaient nos communautés.

Je me rappelle quand j’étais petite et que j’allais au Royal Alberta Museum avec mes parents pour voir de belles tenues cérémonielles. Parfois, elles avaient été faites par des gens que nous connaissions. Certaines d’entre elles avaient été offertes au musée, mais d’autres avaient été prises. Mais la visite servait aussi à visiter des membres de la famille et à reconnaître l’animéité de ces objets.

Les musées détiennent beaucoup de richesses, de belles choses qui sont des composantes complexes de la culture, mais qui ne font plus partie des pratiques culturelles ou qui ont été soustraites à une communauté.

La composante de vérité du processus de réconciliation doit maintenant se manifester, et je pense qu’au fond les musées sont réticents à le faire parce que cela voudrait dire examiner leur propre complicité, réfléchir au fait que les conseils d’administration sont composés de non-autochtones, réaliser que nous évaluons la qualité de notre travail d’une perspective non autochtone.

Captures d'écran des vidéos le plus vue et le plus récente de Loyer (26 septembre 2021 et 14 juin 2022 respectivement). La première offre un aperçu bref, mais percutant, de la complexité du catalogage des connaissances indigènes dans les systèmes occidentaux, la seconde présente sa visite au Musée royal de l'Ontario.

De quoi les musées doivent-ils tenir compte pour créer un environnement sûr, éthique et accueillant sur le plan culturel, qui permettra de parvenir à ce type de vérité ?

Les musées n’ont pas vraiment tenu compte de la rage que les gens ressentent. C’est merveilleux d’être accueilli dans un musée, mais je pense qu’il faut maintenant se demander ce que nous allons faire des récits. Que va-t-on faire de la colère et de la tristesse des gens, qui trouvent leur origine dans le fait que les objets leur ont été volés, peu importe la façon dont ils ont abouti dans les collections, et peu importe leur origine ? Une part importante de ce qui constitue un « espace culturellement sûr » se trouve dans la façon dont nous tenons compte des effets négatifs engendrés par les musées.

L’ego historique des institutions nous empêche d’avancer. Nous nous voyons comme des organisations axées vers le service. Et bien sûr, nous servons le public, nous lui donnons accès à nos collections. Je pense que c’est souvent ce qui donne un sens à notre action. Mais cela signifie que nous nous positionnons toujours en tant qu’institutions de services, alors que dans de nombreux cas, ce n’est pas le rôle que nous jouons auprès des communautés : nous ne leur donnons pas accès, nous ne leur fournissons pas de services. Je crois qu’il faut vraiment prendre du recul afin d’identifier les gens qui ne sont pas représentés dans nos espaces. Parce que le gars dans la rue qui a connu les pensionnats autochtones, et dont les affaires de sa grand-mère sont dans votre musée, eh bien, il a probablement le droit d’être là. Il a le droit de venir voir ces objets qui lui appartiennent, à lui et à sa famille.

Quelles mesures concrètes les musées peuvent-ils prendre pour tenir compte de l’histoire coloniale ?

Il faut réaliser que bien des objets ont abouti dans les musées comme résultat, au sens restreint, d’un plaisir singulier de l’homme blanc, et réfléchir aux raisons pour lesquelles les musées ont été chargés d’en prendre soin : que pouvons-nous faire pour ébranler cela ?

La façon de prendre soin des objets peut varier : il faut parfois les conserver, parfois les rapatrier, et parfois les détruire — cela dépend vraiment de quoi il s’agit. Les objets cérémoniels ont un pouvoir spirituel, une animéité : cette dimension relationnelle signifie qu’il ne s’agit pas seulement d’objets placés sous verre, mais plutôt de membres d’une famille dont il faut prendre soin, qu’il faut nourrir, et qui doivent appartenir à un espace de vie. Et la bonne façon d’en prendre soin varie selon le contexte.

Du point de vue de la gestion des dossiers, je pense qu’il est vraiment utile d’avoir la capacité de permettre au cycle de vie d’un objet de prendre fin, parce que dans certains cas, nous ne faisons que conserver des fantômes. Nous gardons les objets parce que nous pensons qu’ils ont de la valeur, mais leur plus grande valeur peut résider parfois dans le fait même de permettre au transfert de connaissances de prendre fin.

Le travail de nombreux musées devrait peut-être favoriser l’intendance plutôt que la propriété. Comment rendre la collection accessible ? Où peut-elle être située pour qu’elle soit utilisée de manière très spécifique, dans le contexte culturel où elle devrait se trouver ? C’est là pour moi une façon vraiment passionnante de considérer l’évaluation comme utilisation, comme droit d’accès à une collection bien vivante. Alors, on ne parlera plus de fantômes de vieilles danses, mais de quelque chose qui est utile, de l’endroit où la danse peut naître.

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