Photo — Martin Reisch

Le mouvement « Black Lives Matter » et l’impérative transformation des musées

Jack Lohman, CBE 

En tant que professionnels du secteur, nous nous plaisons à imaginer que nos musées sont tenus en haute considération en leur qualité d’« institutions dignes de confiance et détentrices de la vérité » au sein des sociétés que nous servons. Nous espérons qu’à leur sortie des musées, nos visiteurs comprennent mieux et apprécient davantage les sujets qui ont été évoqués entre les murs de ces institutions.

Nous voulons que les gens se tournent vers les musées pour les aider à donner un sens non seulement aux époques révolues, mais aussi au moment présent, en ces temps où il apparaît évident que l’histoire est en train de s’écrire. Nous traversons une période où ceux d’entre nous — personnes, collectivités, institutions et pays — qui ont l’habitude de raconter des histoires du passé sont si profondément bouleversés par la situation actuelle que notre vision même du monde en est ébranlée jusque dans ses fondations. Dans les moments comme celui-ci, ceux parmi nous qui sont doués de conscience se sentent obligés de changer de position, sous peine de patauger dans l’incertitude et le désespoir.

Pour beaucoup de gens, ces moments difficiles sont des sources de perturbations. Ils peuvent occasionner des difficultés particulières pour les professionnels du secteur muséal qui, habitués de composer des récits montrant les choses telles qu’elles étaient, sont maintenant contraints de modifier leur compréhension de ce qu’elles sont réellement et de la façon dont on pourrait, voire on devrait les comprendre à l’avenir. Nous pourrions même être mis à rude épreuve par les acteurs mêmes de ces événements, qui revendiquent le droit d’être, eux aussi, les consignateurs et les interprètes de leurs propres motivations et actions ainsi que des conséquences qui en découlent. Il est plus déroutant encore de se rendre compte que l’on ne nous autorise plus à forger un récit laissant de côté les éléments susceptibles de nuire à notre image ou à notre confort ou, encore, à l’image ou au confort d’un groupe dont nous faisons partie. Nous pouvons bien être étonnés et trouver la pilule dure à avaler lorsque l’on nous prive de ce que nous considérons depuis longtemps comme notre droit en tant que conservateurs du récit et de l’histoire de tout un chacun.

C’est le type de moment que nous vivons actuellement.

L’image désormais tristement célèbre de George Floyd, incapable de respirer, cloué au sol sous le genou de Derek Chauvin jusqu’à ce que sa vie s’arrête, a créé une onde de choc à l’échelle planétaire. Les derniers mots qu’il a prononcés en agonisant — « Je ne peux pas respirer » — sont devenus le cri de ralliement de nombreux Noirs, d’abord aux États-Unis, puis dans l’ensemble du Canada et ailleurs dans le monde : une affirmation voulant que toute personne noire est importante, que LA VIE DES PERSONNES NOIRES COMPTE. Leur vie doit compter pour tous ceux qui affirment respecter l’humanité, qui aiment la vérité et qui cherchent à vivre dans un monde de justice et en paix avec les autres.

Photo — Ying Ge

Sept années se sont écoulées depuis le 13 juillet 2013. Ce jour-là, George Zimmerman a été acquitté du meurtre de Trayvon Martin, âgé de 17 ans. Le mot-clic #BlackLivesMatter a alors allumé l’étincelle de ce qui allait devenir un mouvement planétaire. Pourtant, le 25 mai 2020, jour de l’assassinat de George Floyd, nombre d’entre nous qui bénéficient de privilèges en « vertu » de leur race affirmaient encore ne pas être au courant de l’omniprésence du racisme systémique subi par les Noirs. Ces protestations d’innocence de privilégiés ont été brutalement exposées au cours de ces huit minutes et quarante-six secondes pendant lesquelles la longue histoire du racisme systémique, de l’oppression et de la souffrance a été si viscéralement condensée pour ceux parmi nous qui avaient auparavant fait la sourde oreille — qui n’avaient pas écouté Trayvon Martin, ni Eric Garner, Michael Brown, Tamir Rice, Sandra Bland, Korryn Gaines et tant d’autres.

Je ne peux compter combien d’autres personnes noires, entre Trayvon Martin et George Floyd, ont perdu la vie en raison de la violence policière avant qu’un nombre appréciable de Blancs commencent à y porter attention à l’échelle mondiale. Pourquoi a-t-il fallu ces huit minutes et quarante-six secondes pour que tant d’entre nous prennent conscience de la réalité de la violence institutionnelle, alors que, pendant des dizaines d’années, nous n’avions jamais remis en question les nombreux privilèges que nous en étions venus à considérer comme nous revenant de droit? Pendant le temps qu’il a fallu pour enlever la vie de George Floyd, même ceux qui se considéraient comme « non racistes » ont commencé à s’apercevoir combien ils connaissaient peu la condition des Noirs dans un monde où l’on estime que la vie de ces personnes n’a que peu d’importance, voire aucune.

En tant que Blancs, nous avons dû réaliser avec choc, et parfois reconnaître à contrecœur, d’une part, que notre sentiment d’être privilégiés, qui n’a jamais été remis en question, nous tient dans l’ignorance de l’ampleur et de la profondeur du racisme systémique et, d’autre part, que la violence institutionnalisée contre les personnes ne nous ressemblant pas nous met sur la défensive. Mais c’est aussi ce moment précis qui nous permet de nous ouvrir à cette compréhension. En refusant d’en tirer un enseignement, nous nous trouverions à nous accrocher au racisme et à l’illusion de supériorité qui est si profondément ancrée dans notre psyché et dans nos systèmes et à les perpétuer.

Entre autres fins, les musées servent à consigner des moments dans l’histoire qui ont influencé la société d’une façon ou d’une autre, pour le meilleur ou pour le pire, à faire des recherches sur ces moments et à les présenter. Pour autant que les musées soient créés, dirigés et en grande partie alimentés par des personnes ayant bénéficié le plus des injustices incarnées dans les récits mêmes qu’ils relatent, ces institutions sont aussi des instruments par lesquels ces bénéfices sont préservés pour le présent et pour l’avenir.

Le mouvement « Black Lives Matter » [les vies des Noirs compte] inscrira une page d’histoire. Nos musées doivent réagir. Le ferons-nous? Est-ce que quelque chose que nous ferons changera vraiment les choses de façon durable ou suscitera le changement que les Noirs, les Autochtones ou les personnes de couleur œuvrant comme professionnels dans nos institutions réclament à juste titre?

Neil Alan Barclay, président-directeur général du Musée Charles H. Wright d’histoire afro-américaine, a récemment été cité : « Je pense que nous avons un rôle essentiel à jouer. […] Nous avons vu auparavant des plans de diversité et d’inclusion, mais nous n’avons guère vu de changement. Et c’est certainement ce à quoi ce moment me fait penser — combien peu de choses ont changé. »

S’il est difficile pour un Noir comme Neil Alan Barclay, éminent président-directeur général d’un musée, d’apporter un véritable changement, combien le défi est-il encore plus grand pour les musées dirigés par des Blancs qui, quoique bien intentionnés, ont du mal à reconnaître la présence de racisme systémique au sein de nos propres institutions?

Il nous faudra tout d’abord admettre qu’un manque de représentation et de diversité à pratiquement tous les échelons institutionnels et fonctionnels appauvrit nos musées. En plus de limiter la richesse de notre offre, cette lacune inflige une grande souffrance à ceux qui sont exclus ou dont la contribution est rejetée ou réduite. Je réalise que la souffrance est presque toujours unilatérale. Elle n’est pratiquement jamais partagée, voire reconnue.

Photo — Martin Reisch

Au lieu de protester contre cette remise en question du statu quo, je dois reconnaître le paradoxe de ma situation : il me faut partager l’angoisse que mes collègues noirs, autochtones ou de couleur ont eu à supporter de façon inéquitable, mais je ne peux vraiment y parvenir du fait de ma propre expérience de vie. Je dois comprendre qu’au moment où je suis contraint de faire face au préjudice que j’ai moi-même fait subir à d’autres en raison de ma participation — même involontaire — à la suprématie blanche, cette contrainte n’est pas une attaque dont je suis victime. C’est plutôt d’un cadeau : un généreux acte de confiance et une invitation à faire mieux et à m’améliorer.

Nous ne sommes pas des adversaires : nous sommes tous des professionnels qui s’efforcent de faire de leur mieux dans un champ d’activité que chacun de nous adore et souhaite partager avec tous ceux qui fréquentent nos musées. Mais, comme le dit si bien Jasmine Wahi, conservatrice au Musée de la justice sociale dans le Bronx, la vérité inconfortable demeure : « Nos systèmes reposent sur l’iniquité et sur une valorisation de la richesse et de la blancheur au détriment d’un véritable talent créateur. »

Le mouvement La vie des Noirs compte est là pour de bon. Il doit s’accompagner d’une profonde transformation. Nous devons reconnaître et combattre le racisme systémique en tant que condition préexistante qui est répandue dans tous les aspects de la vie institutionnelle, y compris dans les arts et la culture. C’est pratiquement comme si l’isolement que nous a imposé la pandémie de COVID19 avait créé l’espace dont nous avions grandement besoin pour avoir des conversations difficiles et franches. Le cri « Je ne peux pas respirer » — ce cri répété au fil des ans par Eric Garner, Javier Ambler, Manuel Ellis, Elijah McCain et, enfin, par George Floyd, qui a été entendu dans le monde entier, nous a conféré le pouvoir d’exprimer — et de laisser échapper — ce que nous retenions depuis trop longtemps.

En ce moment historique douloureux et indélébile, force est de reconnaître que même nos meilleures intentions de remédier aux iniquités dans nos musées n’ont pas suffi.

Les musées sont des produits de la colonisation. Nous devons nous attaquer à ce legs de façon entière et de plein front. Il nous faudra faire preuve d’humilité et de courage. J’aimerais, à cet égard, citer la réponse qu’a donnée Yvette Mutumba, récemment nommée conservatrice en résidence au Musée Stedelijk d’Amsterdam, lorsqu’on lui a demandé ce qu’impliquerait la décolonisation des musées :

Cela signifie qu’il faut accepter ce malaise. Cela signifie qu’il faut comprendre que la décolonisation n’est pas une question de « nous » et d’« eux », mais qu’elle concerne tout le monde. Cela signifie qu’il faut reconnaître que les BIPOC et les personnes de couleur ne sont pas nécessairement ni particulièrement un enjeu politique — c’est simplement que nous n’avons pas le choix : il s’agit d’un enjeu politique incontournable. Et nous devons admettre que le fait d’avoir grandi dans une structure raciste n’est pas une excuse.

De nos jours, les gens renvoient constamment à une « nouvelle normalité » dans la foulée de la pandémie de COVID19. Des semaines, voire des mois de confinement nous ont donné le temps voulu, comme individus et institutions, pour réfléchir à ce que nous pourrions faire pour entrer en relation avec l’ensemble de la société, pour en faire partie et pour mettre ces nouvelles idées en pratique. D’une manière assez similaire, la mort de George Floyd a incité bien des personnes partout dans le monde à réfléchir à leurs présomptions et à leurs hypothèses — en grande partie non vérifiées — à l’égard de la race et du pouvoir. Nous ne pouvons plus nous en tirer avec des changements qui ne sont guère plus que superficiels ou temporaires — quoique nécessaires, l’inclusion occasionnelle de récits de « personnes non blanches », leur nomination symbolique à un conseil d’administration ou à certains postes et même les actes grandioses tels que le rapatriement ne sont pas suffisants.

Je cherche non pas à apaiser, mais à reconnaître les aspirations légitimes, en fait, les droits dont ces communautés ont été historiquement privées : le droit total et égalitaire de prendre la parole et d’être entendues, le droit de s’exprimer véritablement et le droit de prendre des décisions et d’influencer une orientation. Pour créer quelque chose de différent et de nouveau.

Évitons d’en arriver un jour à revoir ce moment en rétrospective en regrettant de ne pas avoir saisi l’occasion qui nous était offerte de réinventer nos institutions culturelles pour en faire des agents de guérison et de plénitude et de réparer les abus du passé. Alors que le mouvement La vie des Noirs compte écrit l’histoire, il est tout à fait juste que ce qu’expriment en mots et en actions ceux qui sont réellement touchés par le racisme systémique et la violence soit consigné et interprété en temps réel par les professionnels mêmes qui travaillent au sein de nos institutions et qui font partie de ces populations touchées.

Aujourd’hui, en rétrospective, nous ferions bien de nous rappeler le rôle que les musées ont joué dans le passé, en particulier les musées d’ethnologie et d’anthropologie qui ont appuyé et perpétué de fausses théories de supériorité et d’infériorité raciales. Le silence entourant cette fausse vérité a enfin été rompu. La suprématie blanche a conditionné les oreilles blanches à être mal à l’aise avec la voix des communautés et des professionnels noirs, autochtones et de couleur. Instinctivement, nous pouvons souhaiter rester sourds sous prétexte que leurs voix sont stridentes, fortes ou fâchées. C’est le signal qui nous indique de ralentir pour les écouter avec respect. Ces conversations peuvent créer des malaises extrêmes, mais elles ne doivent pas être évitées.

Nous nous trouvons à un moment unique où les musées sont appelés non seulement à consigner et à interpréter l’histoire, mais aussi à la vivre. Il s’agit d’une occasion de transformer nos structures et de devenir vraiment représentatifs dans notre dotation en personnel, notre gouvernance et notre engagement communautaire. Mais ce ne sera qu’un point de départ vers ce que nous pourrons créer si nous respectons et reconnaissons véritablement la valeur de nos collègues, dont la contribution aux musées de notre pays et de partout ailleurs dans le monde revêt une réelle importance. M

D’origine polonaise, Jack Lohman est président du conseil d’administration de l’Association des musées canadiens et président-directeur général du Musée royal de la Colombie-Britannique. Il siège au conseil d’administration du Musée de la Ville de Varsovie, de l’Institut Adam Mickiewicz et de l’Académie européenne des musées. M. Lohman a reçu en 2011 la Médaille Bene Merito de la République de Pologne pour les services rendus aux musées et a été fait en 2012 Commandeur de l’ordre de l’Empire britannique (CBE) sur la liste d’honneur de l’anniversaire de la Reine pour son travail dans le secteur muséal à l’échelle mondiale.