Le droit de rentrer chez soi

Canadian Commission for UNESCO & Amy Parent Noxs Ts’aawit, PhD

Nisga’a Nation delegates walk through the National Museum of Scotland on August 22, 2022.

Les membres de la délégation Nisga’a marchent dans le National Museum of Scotland le 22 août 2022. Photo — Neil Hanna.

Le mât mémoriel de Ni’isjoohl, un ancêtre vivant des Nisga’a, est le tout premier totem autochtone à être rapatrié du Royaume-Uni. Autre tour de force : les Nisga’a ont négocié cette restitution en tant que nation souveraine, sans aucune intervention ni influence du gouvernement canadien, ce qui soulève assurément des questions intéressantes sur l’enjeu du rapatriement pour les  musées.

Érigé en 1860, le totem honore Ts’awit, un guerrier Nisga’a qui est mort honorablement en défendant sa famille et sa Nation. Or, en 1929, un anthropologue nommé Marius Barbeau vole le totem et le vend à ce qui s’appelait alors le Royal Museum of Scotland (aujourd’hui « National Museums Scotland »), où l’artefact est exposé depuis.

L’histoire du retour de ce totem à sa place légitime a commencé lorsqu’une délégation Nisga’a est venue en Europe il y a quelques années à la recherche de ses biens. La délégation trouve alors le totem dans le National Museums Scotland (Musées nationaux d’Écosse ou « NMS »), mais des responsables du musée affirment que le mât est trop ancien pour être déplacé.

Des années plus tard, Sim’oogit Ni’isjoohl (chef Earl Stephens) demande à sa nièce Amy Parent, alors en visite sur le territoire Nisga’a dans le cadre d’un projet de revitalisation de la langue, de faire des recherches sur le totem. Cette dernière, qui porte la version féminine du nom « Ts’awit » (Sigidimnak Noarax Ts’aawit ou « Mère du chef guerrier corbeau »), est également la petite-fille ancestrale de la matriarche qui possédait ce totem à l’origine et avait demandé sa création. Amy Parent est chercheuse et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance autochtone en éducation à l’Université Simon-Fraser.

Au cours de ses recherches, Amy Parent découvre que le totem a en fait déjà été déplacé au moins une fois pendant des rénovations, après la visite de la délégation. Elle conclut donc que l’opération peut être reconduite.

En août 2022, elle se rend en Écosse avec cinq autres membres de la Nation Nisga’a et la directrice et conservatrice du Musée Nisga’a pour demander la restitution du totem et son transfert de propriété sans condition.

Halayt (Spiritual Person) Bruce Robinson from the Nisga’a Nation drumming

Halayt (personne spirituelle) Bruce Robinson de la Nation Nisga’a jouant du tambour à l’ouverture de la table ronde sur le ramatriement du totem Ni’isjoohl Rematriation à la Bill Reid Gallery, Vancouver (Colombie-Britannique), le 22 février 2023. Photo — Maxine Bulloch.

Le conflit des systèmes de gouvernance

Les négociations commencent par ce qu’Amy Parent décrit comme un « choc entre deux systèmes de savoirs, de lois et de gouvernance ».

Les membres de la délégation ont peur que le personnel du NMS ne refuse la demande de rapatriement, faute de comprendre le statut autonome de la Nation Nisga’a ou la raison pour laquelle la demande émane non pas du Canada ou de la Colombie-Britannique, mais des Nisga’a eux-mêmes. Dès le départ, la délégation précise qu’elle s’attend à ce que les pourparlers se déroulent dans le respect de leurs lois et protocoles. La Nation est en effet dirigée par le gouvernement Nisg̱a’a Lisims et régie par la constitution Nisga’a, qui suit l’Ayuuḵ (les lois et protocoles ancestraux).

De son côté, le NMS dispose d’un document intitulé Procedure for Considering Requests for the Permanent Transfer of Collection Objects to Non-UK Claimants, (Procédure d’examen des demandes de transferts permanents d’objets de collection pour des demandeurs de l’extérieur du Royaume-Uni), qui énumère les conditions précises autorisant un rapatriement.

Or, en définissant le totem comme une « propriété », ces documents font naître la discorde entre les deux parties.

« Il y avait des différences fondamentales sur les plans ontologique, épistémologique et juridique quant à la manière dont nous concevions la nature vivante et spirituelle du totem, explique Amy Parent. Ces artefacts sacrés ne sont pas des pièces de musée que l’on peut posséder et que les procédures muséales peuvent réduire à de simples avoirs. Alors, dès le début, nous avons considéré ces procédures comme étant inappropriées. »

Ni’isjoohl Rematriation panel discussion at the Bill Reid Gallery, Vancouver, BC, February 22, 2023.

La table ronde sur le ramatriement du totem Ni’isjoohl à la Bill Reid Gallery, à Vancouver (Colombie-Britannique), le 22 février 2023. Les membres du panel de gauche à droite : Halayt (personne spirituelle) Bruce Robinson de la Nation Nisga’a, Apdii Laxha (Andrew Robinson, responsable des relations du gouvernement Nisga’a Lisims), Sigidimnak Noxs Ts’aawit (Amy Parent), Hlgu Aama Gat (Donald Leeson, conseiller en chef, gouvernement du village Laxgalt’sap), Barbara Filion (chargée de programme, Culture, Commission canadienne pour l’UNESCO), Theresa Schober (conservatrice et directrice du Musée Nisga’a), Sim’oogit Ni’isjoohl (chef Earl Stephens, présent virtuellement à l’écran), ainsi que John Giblin et Chanté St Clair Inglis de National Museums Scotland. Photo — Maxine Bulloch.

L’entente définitive Nisga’a

La délégation fournit un vaste contexte politique, légal et culturel par écrit avant de se rendre à Édimbourg. Y figure l’entente définitive Nisga’a, un document ratifié en 2000 entre la Nation Nisga’a, le gouvernement de la Colombie-Britannique et le gouvernement du Canada, qui donne un pouvoir décisionnel au gouvernement Nisga’a et énonce les dispositions acceptées par les parties signataires, notamment en ce qui concerne le retour des artefacts de la Nation.

« Nous avons expliqué que nous n’étions pas tenus de demander au Canada ou à la Colombie-Britannique de négocier en notre nom », raconte Amy Parent.

Andrew Robinson, responsable des relations du gouvernement Nisg̱a’a Lisims, était membre de la délégation. Il souligne que l’entente a donné le ton pendant les négociations :
« Nous étions à même de dire que nous avions nos propres règles de gouvernance et étions responsables de nos objets culturels. Grâce à l’entente, le musée a vu la délégation comme son égale et a reconnu qu’elle avait le droit de se battre pour ce qui appartient aux Nisga’a. »

Si la délégation ne requérait pas le soutien du Canada, Andrew Robinson précise que les membres étaient reconnaissants de voir l’ancien premier ministre de la Colombie-Britannique John Horgan soutenir les efforts de rapatriement sur Twitter, après avoir entendu parler du sujet dans les médias.

« Dans le cadre de ses dernières responsabilités envers les Nisga’a, il nous a fait parvenir une lettre de soutien, ce qui a poussé le gouvernement du Canada à nous envoyer une lettre similaire, émanant du ministère des Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada, pour témoigner des relations respectueuses entre les parties à l’entente », ajoute Andrew Robinson.

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Sim’oogit Ni’isjoohl (chef Earl Stephens) et Sigidimnak Noxs Ts’aawit (Amy Parent) avec le totem Ni’isjoohl et le drapeau Nisga’a. Photo — Pamela Brown.

Autres cadres de soutien

La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) soutient les processus de rapatriement afin d’assurer que les biens autochtones soient sous le contrôle de ces peuples. Elle préconise l’instauration de mécanismes pour réparer la perte des biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels « qui leur ont été pris sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, ou en violation de leurs lois, traditions et coutumes ».

De surcroît, l’Écosse faisant partie des signataires de cette Déclaration, du côté canadien, la Commission de vérité et réconciliation (CVR) a demandé un financement fédéral pour déterminer si les musées respectaient réellement la DNUDPA, ce dont traite le rapport Portés à l’action de l’Association des musées canadiens.

Pour Amy Parent, « il faut regarder les choses du point de vue de l’autoadministration et de l’autodétermination. Les lois Nisga’a, la DNUDPA et les appels à l’action de la CVR sont des tournants décisifs. Ils invitent les gens à reconnaître leur devoir de comprendre les structures de gouvernance qui existent dans les communautés autochtones et le fait que nous allons dialoguer avec ces institutions en apportant un ensemble totalement différent de demandes, de compréhensions et de droits. »

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Sigidimnak Noxs Ts’aawit (Amy Parent) prend la parole pendant la table ronde à la Bill Reid Gallery, à Vancouver (Colombie-Britannique), le 22 février 2023. Photo — Maxine Bulloch.

Une source d’autodétermination

Le rapatriement du totem revêtait une grande importance pour la délégation et la communauté Nisga’a. Selon Amy Parent, il symbolisait le pouvoir qu’avaient les Nisga’a de renforcer leur indépendance, leur fierté, leur mémoire et leur souveraineté culturelle.

Dans Scotland’s Transnational Heritage : Legacies of Empire and Slavery (L’héritage transnational de l’Écosse : les vestiges de l’empire et de l’esclavage), Amy Parent écrit : « La destruction, les vols et la spoliation de la majorité des totems Nisga’a précoloniaux ont coupé de nombreuses personnes de la communauté de leurs récits, de leur histoire et des noms de lieux traditionnels qui font partie de nos archives visuelles… Nous avons besoin de nos totems comme témoins vivants, dressés devant les prochaines générations. » 1

Ce rapatriement était aussi un acte important pour le musée. John Giblin, conservateur pour le département des arts, des cultures et des créations du monde au NMS dit avoir été honoré d’assister au moment où la délégation Nisga’a est arrivée au musée de manière solennelle pour plaider sa cause.

« Voilà presque 100 ans que la famille n’avait pas été en présence de son ancêtre. Nous étions ravis de pouvoir y contribuer. C’était un moment riche en émotions et d’une grande puissance historique. »

Le musée a également pu explorer et évaluer les limites de son autorité. L’institution est régie par la National Heritage Scotland Act 1985 (loi sur le patrimoine national écossais), qui encadre la gestion des objets dans sa collection, et par le droit régissant les organismes de bienfaisance du Royaume-Uni, en plus de s’efforcer de respecter plusieurs conventions internationales. Durant la restitution du totem, le musée voulait s’assurer de ne pas s’exposer à des risques de nature juridique. Chanté St Clair Inglis, responsable de la collection du NMS, explique que le rapatriement était un processus quelque peu compliqué pour le musée, étant donné le cadre juridique qui entourait ses activités.

Elle conseille à quiconque souhaite voir les musées changer de faire preuve de patience et de détermination. « La persévérance, toujours faire preuve de persévérance. Le changement prend du temps, et le temps s’écoule particulièrement lentement dans les musées – mais ce sont des changements positifs. Nous enrichissons les récits que nous racontons dans nos musées et ceux de l’humanité dans son ensemble. Bien que l’Écosse se départisse du totem, elle enrichit sa compréhension d’une multitude de manières ».

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Sim’oogit Ni’isjoohl (chef Earl Stephens) et Sigidimnak Noxs Ts’aawit (Amy Parent) voyant le totem Ni’isjoohl pour la première fois le 22 août 2022. Photo — Neil Hanna.

Les leçons apprises

Quand on lui demande ses conseils pour les autres musées en négociation avec des nations autochtones sur la revendication de leur héritage culturel, Amy Parent estime que le premier principe est toujours : « Rien sur nous sans nous ».

Donald Leeson, conseiller en chef du gouvernement du village Laxgalt’sap, dit que pour déplacer des montagnes, les peuples autochtones doivent s’ancrer dans leurs propres cultures et s’éduquer. « Une citation que j’ai déjà entendue est “Plus nous en savons, mieux nous agissons” ».

Theresa Schober, conservatrice et directrice du Musée Nisg̱a’a, souligne également le pouvoir de l’éducation, mais d’un autre point de vue : il y a une part éducative dans le fait d’aider quelqu’un à reconnaître les structures de pouvoir qui teintent peut-être son approche.

Ce que les musées peuvent retenir des négociations entourant le totem, ils doivent faire preuve de souplesse, estime Madame Schober. « L’existence d’une politique ne signifie pas qu’elle doit être respectée. Les politiques doivent être adaptées aux situations et aux scénarios. Songez à la façon d’intégrer d’autres systèmes de savoir pour qu’il y ait de véritables partenariats et collaborations, plutôt qu’une seule entité qui décide. »

John Giblin, conservateur au NMS, précise que les musées ne devraient pas voir le rapatriement comme une perte.

« Il y a toujours quelque chose à gagner dans les liens tissés durant la collaboration, dit-il. Les collections pourraient même grandir, par exemple grâce à des commandes collaboratives. »

Transporté par avion d’Écosse au Canada, le mât fait l’objet d’une cortège commémoratif à Terrance, en Colombie-Britannique, qui l’accompagne jusqu’à la vallée de la Nass. Il sera installé au musée Nisg̱a’a (Wilp-Adokshl Nisg̱a’a) après une cérémonie et un célébration internationale entre les dignitaires de la nation Nisg̱a’a, de la Colombie-Britannique, du Canada et de l’Écosse.

Halayt (personne spirituelle) Bruce Robinson estime que le retour de ce totem apportera la guérison aux Nisga’a.

« Nos ancêtres dansent en ce moment, ajoute-t-il. Nous ramenons un être bien aimé à la maison. »

La Commission canadienne pour l’UNESCO (CCUNESCO) contribue au développement de sociétés au sein desquelles les citoyens échangent leurs connaissances, tant à l’échelle locale qu’à l’échelle mondiale, afin de bâtir la paix dans l’esprit des gens.

Amy Parent Noxs Ts’aawit, PhD appartient du côté maternel à la maison Ni’isjoohl et au clan Ganada (grenouille) du village de Laxgalts’ap de la nation Nisga’a. Du côté paternel, elle appartient à la famille Nisga’a. Noxs Ts’aawit est son nom nisga’a, qui signifie Mère du chef guerrier corbeau nommé Ts’aawit. Elle est membre du clan Ganada (grenouille) du village de Laxgalts’ap et du clan Ganada. Du côté de son père, elle est d’ascendance coloniale (française et allemande). Amy Parent est professeur associé et titulaire d’une chaire de recherche du Canada à la faculté d’éducation de l’université Simon Fraser. Elle est également coprésidente du Cercle de leadership autochtone des trois agences fédérales du Canada enmatière de recherche et la première directrice associée du Cassidy Centre for Educational Justice (Centre Cassidy pour la justice éducative).

En août 2022, la délégation Nisga’a en Écosse, était dirigée par Sim’oogit Ni’isjoohl (chef Earl Stephens), Sigidimnak Noxs Ts’aawit (Amy Parent) et Shawna Mackay de la maison Ni’isjoohl. Ces délégués étaient soutenus par Hlgu Aama Gat (Donald Leeson, conseiller en chef, gouvernement du village Laxgalt’sap), Apdii Laxha (Andrew Robinson, responsable des relations du gouvernement Nisg̱a’a Lisims), Mmihlgum Maakskwhl Gakw (Pamela Brown) et Theresa Schober (conservatrice et directrice du Musée Nisg̱a’a). La table ronde dont découlent les informations de cet article s’est tenue à la Bill Reid Gallery of Northwest Coast Art de Vancouver en 2023. Les membres de la délégation étaient présents, ainsi que Halayt (guérisseur respecté) Bruce Robinson de la Nation Nisg̱a’a, Barbara Filion (chargée de programme, Culture, Commission canadienne pour l’UNESCO), ainsi que John Giblin et Chanté St Clair Inglis de National Museums Scotland.

Nombre des citations dans cet article sont tirées de la table ronde intitulée Preparing to Bring our Ancestors Home : The Ni’isjoohl Rematriation Panel Discussion. Un enregistrement de la discussion est disponible en ligne.

Recommandation concernant la protection et la promotion des musées et des collections, leur diversité et leur rôle dans la société (2015)

La recommandation de l’UNESCO de 2015 est une autre norme internationale qui encadre la restitution légitime des biens autochtones, spécifiquement l’article 18 :

« 18. Dans les cas où le patrimoine culturel des populations autochtones est représenté dans les collections des musées, les États membres devraient prendre des mesures appropriées pour encourager et faciliter le dialogue et le développement de relations constructives entre ces musées et les populations autochtones concernant la gestion de ces collections et, le cas échéant, leur retour et leur restitution conformément aux lois et politiques applicables. »


1. Parent, A. et Moore, W. (2022). Afterword: Building Solidarity: Moving Towards the Repatriation of the of Ni’isjoohl Totem Pole. Édité par Emma Bond and Michael Morris (Eds.), Transnational Scotland: Empire, Heritage, Stories. Edinburgh University Press (13 pages). https://edinburghuniversitypress.com/pub/media/resources/9781474493529_Moving_Towards_the_Repatriation_of_the_House_of_Niisjoohl_Totem_Pole.pdf

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