Odeurs de mouvement, odeurs de lieu

Lindsey Sharman

Les œuvres d’art, comme les parfums, se révèlent avec le temps; plus on reste longtemps avec elles, plus on détecte d’idées nuancées. Décrits par leurs notes de tête, de cœur et de fond, les parfums se libèrent et il leur faut du temps pour être pleinement appréciés.

Présenté à l’Art Gallery of Alberta (AGA) de septembre à décembre 2022, Scents of Movement, Scents of Place (Odeurs de mouvement, odeurs de lieu) s’est servi de projets d’art olfactif associés au mouvement et au lieu pour illustrer des idées générales de colonialisme, de préjugés et de racisme. Par l’utilisation de l’odeur, elle permettait au visiteur de vivre des expériences esthétiques non conventionnelles remettant en question les moyens par lesquels ils connaissent le monde qui les entoure et interagissent avec lui.

Les notes de tête sont ce qui s’impose d’emblée, avant de s’estomper. Dans Scents, la note de tête était le concept de lieu. Comment l’odeur est-elle liée à des lieux que nous connaissons, des lieux que nous pouvons atteindre, des lieux que nous ne pouvons, ou peut-être ne voulons pas, atteindre? Par ailleurs, la mémoire joue un rôle, car l’odorat est le sens qui est lié le plus fortement et directement à notre mémoire à long terme. Les artistes collaborateurs Sans façon et l’artiste Brian Goeltzenleuchter ont recréé fidèlement des odeurs de lieux et de moments tirées de souvenirs personnels individuels, partageant généreusement l’intimité d’un moment passé grâce à son odeur particulière.

Scents of Movement. Photo — Charles Cousins.

Jasmine from Grasse (Jasmin de Grasse), de Sans façon, a atteint des moments nostalgiques spécifiques dans la vie de quelqu’un, et a recréé fidèlement l’odeur d’un moment du passé de six personnes, chaque odeur imprégnant des histoires à emporter présentées sous des cloches de verre.

Dans Scents of Exile (Odeurs d’exil), Brian Goeltzenleuchter a travaillé avec des réfugiés à recréer les senteurs de leurs foyers maintenant inaccessibles. Chaque module consistait en un distributeur de désinfectant pour les mains indépendant rempli d’une solution déterminée où l’odeur antiseptique et omniprésente du désinfectant avait été remplacée par des souvenirs d’odeurs hautement personnalisés. Ceux qui utilisent le désinfectant connaissent l’expérience de quelqu’un d’autre, dont le souvenir est absorbé dans la peau, injectant de multiples expériences individuelles dans une infrastructure institutionnelle.

Les notes de cœur sont précisément le cœur de l’odeur, et, dans l’exposition, elles sont toutes liées au mouvement : voyage, migration, immigration, navigation, transport. L’exposition transportait les spectateurs d’un stade de la vie au suivant, à travers des thèmes de voyage dans le temps, de mondialisation, de commerce et de délimitation de l’espace.

L’œuvre satirique de Millie Chen et Evelyn von Michalofski, The Seven Scents (Les sept odeurs), utilisait l’odeur pour naviguer à travers l’expérience touristique, encourageant les visiteurs à penser de façon critique aux soins, aux voyages et aux loisirs. Inspiré par l’exotisme légendaire et l’aventure des Sept Mers, The Seven Scents invitait les visiteurs à se détendre dans sept chaises longues de pont de navire de croisière, à écouter sept paysages sonores, et à inhaler sept odeurs pour recréer l’ambiance d’endroits proches ou lointains.

Jouant avec la prépondérance de l’exotisme dans la parfumerie commerciale, et la critiquant, Chen et Michalofski mélangent des odeurs telles que la noix de coco et le citron vert avec des odeurs locales d’Edmonton. Par exemple, la chaise longue de l’Antarctique est associée à l’audio d’un quai de traversier et à l’odeur de l’essence. Distillant son et odeur avec romantisme et réalité, et mélangeant les rêves d’évasion aux odieuses réalités du tourisme.

Vue de deux installations de l’exposition Scents of Movement. À l’arrière-plan, Abbas Akhavan, artiste, Untitled Garden. Au premier plan, Millie Chen & Evelyn von Michalofski, artistes, une rangée de chaises longues faisant partie de The Seven Scents. Photo — Charles Cousins

L’œuvre d’Abbas Akhavan ayant pour titre Untitled Garden (Jardin sans titre), 2008-2022, bac à plantes de 80 pieds de long rempli de cèdres odoriférants, explorait comment les arbres sont utilisés dans le monde entier dans des espaces publics et institutionnels, masquant souvent des barricades de sécurité, et comment les haies ont été un des premiers moyens de délimitation des propriétés publiques et privées. Les arbres et leur odeur sont indigènes, mais la dimension et la forme de l’installation évoquent la façon dont les cèdres ont été transportés dans le cadre du premier commerce entre les colonies d’Amérique du Nord et la Grande-Bretagne pour devenir un outil essentiel pour clôturer les terrains communs au XVIIe siècle, rendant les terres publiques inaccessibles.

Les notes de fond d’un parfum sont ce qui se révèle progressivement avec le temps. Scents of Movement, reflétait cela en explorant les notions générales de vie, de mort et d’une myriade de visions du monde (ou de sens du monde), de subjectivité, de colonialisme et de ce que nous pouvons apprendre grâce à notre nez.

L’artiste autochtone Rolande Souliere a présenté les Quatre Directions avec des médicaments sacrés — cèdre, tabac, foin d’odeur et sauge. Intégrée à un rendu abstrait de la roue de médecine anichinabée, l’œuvre reflétait une vision du monde comprenant les mondes physique et spirituel, la parenté, la naissance, la mort, la vie après la mort et l’éternel au moyen de quatre fragrances en édition limitée. Par exemple, l’odeur pour le Nord représentait l’Hiver, intégrant les concepts de pureté et de renouvellement, les Aînés, l’intellect et le foin d’odeur.

Sita Kuratomi Bhaumik a reconstitué les histoires spatiales réelles et imaginées du « curry » (ou cari), en faisant un substitut odorant pour la colonisation et les notions d’identité et de l’Autre. To Curry Favor est une œuvre créée en collant de la poudre de curry aux murs en un motif décoratif abstrait. Bhaumik explore comment des stéréotypes se manifestent à travers tous nos sens. Kari est un mot tamoul aux significations multiples, entre autres « arbre dont les feuilles sont utilisées dans la cuisine de l’Inde du Sud ». Ce mot a été adopté dans la langue portugaise, puis il est passé dans la langue des colons britanniques, devenant « curry » pour décrire tout plat dans une sauce épicée. Bhaumik dit : « Mot créé par le colonisateur pour décrire des aliments du colonisé, curry est un terme inadéquat pour de nombreux plats délicieux. » Pour cette installation en face de la place Sir Winston Churchill, à Edmonton, l’artiste a dédié cette pièce à son arrière-grand-mère, Sarada, qui est morte, comme trois millions d’autres personnes, pendant la famine du Bengale qui a débuté en 1943. Cette famine a été causée par les politiques britanniques en Inde, alors que Churchill était au pouvoir.

Scents of Movement, Scents of Place, qui voulait contester la suprématie de la vision au sein des espaces muséaux, maintenue par des idéologies de classe et racistes telles que celles que l’on trouve dans l’œuvre de l’influent spécialiste de l’histoire naturelle du début du XIXe siècle, Lorenz Oken, qui a inventé une hiérarchie sensorielle des races humaines — l’homme visuel européen se trouvant au sommet. Cette fausse hiérarchie a conduit les Européens à croire que les « sens inférieurs » ne permettaient pas d’apprécier l’art et les artefacts, et la vue était considérée comme le seul sens pour comprendre l’esthétique. L’ouvrage de Hsuan Hsu intitulé The Smell of Risk: Environmental Disparities and Olfactory Aesthetics (L’odeur du risque : disparités environnementales et esthétique olfactive) illustre également la violence que la préservation, le contrôle et le conditionnement de l’air imposent aux pauvres et aux marginalisés, y compris la dévastation que le colonialisme a causé aux paysages olfactifs autochtones.

Sita Kuratomi Bhaumik, artiste. To Curry Favor, 2022. L'installation et un gros plan de la poudre de curry et le design de l’adhésif. Photo — Charles Cousins, AGA

L’exposition a fait plus que simplement mettre de l’avant des façons autres que visuelles d’apprendre et d’interagir avec le monde, et a mis l’accent sur des expériences esthétiques non visuelles, affirmant que la culture n’est pas maintenue et apprise dans un environnement stérile, mais que les odeurs — parmi d’autres choses intangibles — sont des réceptacles de culture et de lieux, et peuvent créer l’appartenance et être évoquées à travers tous nos sens.

Afin de protéger les visiteurs, l’exposition est axée sur des interactions optionnelles pour les expériences d’odeurs artificielles, alors que les éléments naturels dotés d’une odeur (les arbres, le curry, le foin d’odeur) sont laissés ouverts. Les expériences où le visiteur pouvait décider de quelle façon il voulait participer, et à quelle vitesse il souhaitait être mis en contact avec les odeurs dans l’exposition, ont été privilégiées.

Finalement, l’exposition n’a pas oublié que, tout comme le parfum, elle pouvait offrir du plaisir. Même si les thèmes abordés dans l’exposition sont sérieux et importants, c’était également une exposition simplement amusante. Des adultes réservés se sont laissés prendre au caractère ludique de l’exposition, alors qu’ils appréciaient les odeurs familières ou non avec leur nez. Les enfants se sont servis de ce qu’ils ont appris dans cette exposition pour exprimer librement ce que sentait le reste du musée pour eux. Ils ont vu dans l’exposition une permission d’interagir avec le monde par leur nez, bien au-delà de l’espace de l’exposition. M

Lindsey Sharman habite le territoire du Treaty 6 à Edmonton. Elle est la conservatrice de l’Art Gallery of Alberta depuis 2018. Elle s’intéresse aux expériences artistiques sensorielles et à l’aspect esthétique de l’odorat.

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