Des espaces d’empathie : un mode de design pour les environnements commerciaux

Dyonne Fashina et Rohan Sajnani

Le restaurant Clay du Musée Gardiner. Photos — Larissa Issler

 

Empathie. Le terme « empathie » est omniprésent – au point où il perd toute signification. Dans le domaine du design, nous en avons vu d’innombrables itérations : le design centré sur l’humain. Le design empathique. L’empathie dans le design. Détourné en argument de vente, faussé par l’intérêt des grandes entreprises et décrié en tant que mot à la mode « nouvel âge », ce terme suscite en 2022 chez monsieur et madame Tout-le-Monde un roulement des yeux exaspéré, pratiquement audible. Et la critique est justifiée. Les consommateurs ont raison d’être sceptiques face à l’empathie démontrée par une entreprise qui cherche à réaliser des profits sur leur dos. Chez ceux qui se sentent dupés, exclus et aliénés par des allégations d’empathie superficielles ou infondées, on observe un cynisme galvanisant, alimenté par la pandémie et par des politiques qui incitent à la division.

Cependant, l’empathie n’est pas dépourvue de valeur. À titre de professionnels mettant en œuvre un concept que nous appelons «  espaces d’empathie », nous voyons que c’est là le cœur de la question : parler d’empathie, c’est à peu près comme parler de musique. Cette comparaison pourrait être intéressante, voire instructive, mais elle ne fait pas le poids face à l’expérience réelle. C’est pourquoi l’empathie, en tant qu’approche dans le domaine du design, est si importante. Elle permet aux institutions de faire preuve d’empathie au lieu d’essayer d’en parler aux personnes de plus en plus fermées à ce concept.

Notre entreprise, Denizens of Design, concentre depuis peu ses efforts sur des espaces commerciaux au sein d’institutions culturelles. Quelques raisons motivent ce choix. Premièrement, c’est souvent là que se trouvent les occasions d’affaires pour les designers d’intérieur commerciaux. Deuxièmement, ces espaces sont souvent sous-utilisés. Or, les institutions offrent une foule de possibilités pour l’accueil des visiteurs dans un cadre invitant et pour les interactions véritables avec eux – elles peuvent faire preuve d’une réelle empathie. Les espaces commerciaux font appel à une langue vernaculaire plus accessible que celle employée dans les salles d’exposition. Certains pourraient ne pas se sentir à leur place dans un musée, mais presque tout le monde sait comment s’orienter dans un commerce ou un restaurant. Si l’on parle aux visiteurs dans une langue qu’ils connaissent bien, il est possible de rendre moins intimidants les complexes muséaux.

Pour ces raisons, les espaces commerciaux se trouvant au sein des institutions culturelles offrent à notre entreprise une occasion propice pour explorer l’empathie dans sa pratique du design. Ces projets nous ont permis de déterminer que le concept d’espace d’empathie est à la fois précieux et utile. Nous avons appris que l’empathie va au-delà du résultat du design définitif. Elle constitue également un aspect crucial du processus de design. Nous parlons ici d’empathie non seulement pour la collectivité et l’environnement, mais aussi entre les utilisateurs, le client, le designer et les fabricants qui réalisent le design à tous les échelons.

Qu’entend-on par «  espaces d’empathie »?

À la base, la notion d’empathie est simple : il s’agit de faire preuve de compassion à l’égard d’une structure en place et des personnes qui l’utilisent.

L’espace du café au coeur du hall, immense et imposant, de la Collection McMichael d’art canadien. Photo — Scott Norsworthy

 

Les espaces affectés aux boutiques et aux salles à manger dans les institutions culturelles doivent contribuer à la rentabilité. Toutefois, en misant sur l’empathie dans leur design, il est possible de rendre plus efficaces ces lieux où les visiteurs s’arrêtent entre les expositions pour admirer de beaux objets ou pour se sustenter. Ces espaces constituent des endroits où faire une pause et réfléchir. Il règne dans les cafés un esprit de collaboration. C’est là que les artistes se réunissent depuis toujours pour partager leur inspiration et leurs idées. Les boutiques permettent aux visiteurs de rapporter à la maison une partie de leur expérience. Ces moments, qui ne sont pas négligeables, ne doivent pas être des aspects auxquels on pense après coup. Un sentiment d’appartenance s’impose, en particulier pour les salles à manger, qui sont par nature des lieux de rassemblement et d’échange.

À cet égard, il peut se créer des tensions entre un espace de nature intrinsèquement commerciale et la notion d’empathie — les boutiques et les cafés facturent leurs produits; c’est un fait inéluctable. Toutefois, ces espaces commerciaux peuvent répondre à des finalités autres que leur chiffre d’affaires. La rentabilité n’est pas incompatible avec l’empathie. De fait, en ouvrant la voie à de nouveaux centres de profit, une approche de design judicieusement choisie peut constituer une manifestation d’empathie en protégeant des ressources et en faisant progresser la mission culturelle des musées et des galeries, tout en s’adressant aux visiteurs dans une langue accueillante qu’ils connaissent bien. Souvent, l’empathie consiste à aller à la rencontre des gens là où ils se trouvent.

D’après nous, le concept d’ espaces d’empathie comporte deux volets, soit le résultat du design et le processus de design.

Collection McMichael d’art canadien

En réaménageant l’espace du café au cœur du hall, immense et imposant, de la Collection McMichael d’art canadien, notre équipe avait pour mandat de créer un espace en harmonie avec l’histoire, le terrain et les objectifs des fondateurs, qui ont fait don de leur résidence et de leur collection pour la postérité.

M. Ian Dejardin, directeur administratif de la Collection McMichael d’art canadien, a exprimé cette idée de façon plus succincte : [Traduction] « Le musée témoigne magistralement du Canada en soi et propose une vaste vision moderniste de la cabane en rondins contruite à partir d’énormes rondins recyclés et de pierres des champs, d’où l’on peut observer directement la rivière Humber à l’état sauvage, indissociable de ses 12 000 ans d’histoire à titre d’emplacement du chemin du Portage. Le design d’un café pour un tel endroit devait refléter tous ces aspects. »

Le café Katita au centre d’art inuit Qaumajuq du Musée des beaux-arts de Winnipeg. Photo — Lindsay Reid

 

Dans le but d’obtenir ces résultats en matière de design — créer un nouvel espace mettant à l’honneur le passé, le présent et la finalité du musée —, nous avons fait appel à divers fabricants canadiens pour façonner soigneusement chaque élément de l’espace et concevoir ainsi un ensemble de pièces qui constitue un espace magnifique sur le plan individuel, mais éloquent sur le plan collectif, à l’instar de la Collection McMichael d’art canadien. En outre, nous avons apporté plusieurs touches rappelant un environnement familial qui, en plus de célébrer l’histoire du lieu en tant que domicile des McMichael, font en sorte que les gens se sentent plus à l’aise.

Musée Gardiner

Les besoins de l’institution même sont tout aussi importants que ceux des visiteurs et de l’architecture. Les espaces commerciaux se trouvant dans les musées doivent générer un bénéfice commercial quantifiable, ce qui permet d’accroître le financement des programmes. Lorsque notre équipe a reçu le mandat de réaménager le restaurant Clay au Musée Gardiner, nous avons ajouté à une salle polyvalente, auparavant statique, des fonctionnalités qui favorisent une multitude d’utilisations en dehors des heures de pointe et améliorent l’ambiance d’une destination phare pour le service du lunch. Nous avons mis à profit le mobilier flexible et les solutions de stockage intelligentes qui permettent de reconfigurer facilement l’espace. Le design résout aussi les problèmes d’accessibilité et fait fi de l’idée que seules les petites salles à manger peuvent être chaleureuses. L’aménagement choisi confère un sentiment d’intimité. Les voies larges et l’espace entre les tables facilitent la circulation, mais l’ajout de cloisons acoustiques et de jardinières modulaires assure intimité et confort dans ce vaste espace. Comme le musée dispose sur place d’un ensemble de modules, il n’est plus nécessaire de retenir les services d’entreprises de location. Grâce aux économies ainsi réalisées, il a pu offrir de meilleurs prix aux organisations qui louent l’espace pour y tenir des activités, si bien qu’il bénéficie d’une nouvelle source de revenus. En accroissant ainsi son potentiel commercial, le musée a amorti en moins d’un an les coûts de rénovation.

Par ailleurs, il était important de tenir compte du fait que les passionnés du patrimoine ne considèrent pas tous qu’une rénovation représente une amélioration. « Il est toujours difficile d’apporter des changements, explique Kelvin Browne, directeur général du Musée Gardiner. Nos visiteurs s’étaient habitués à notre espace et s’y sentaient à l’aise avant la rénovation, mais le réaménagement leur a plu, tout en donnant un nouveau souffle à nos installations et en attirant un nouveau groupe de visiteurs. »

Les changements apportés dans le restaurant Clay illustrent bien la réussite de l’inclusion, car des visiteurs de tous les horizons affluent vers le musée pour y vivre une expérience gastronomique, ce qui les prédispose à parcourir les salles d’exposition.

La boutique de cadeaux à la galerie Noodle, qui s’intègre parfaitement dans l’expérience de la galerie. Photos — Alton Mill

 

Un design axé sur l’empathie pour les espaces restreints

Les institutions phares, comme les musées McMichael et Gardiner, jouissent d’une grande reconnaissance pour leurs investissements dans un design consciencieux. Pour leur part, les petites institutions se heurtent à des difficultés importantes, mais il n’en reste pas moins que des possibilités de design réussi s’offrent à elles. Les designers peuvent faire preuve d’empathie en étant à l’écoute des administrateurs des petits musées et en leur proposant des solutions créatives et économiques d’une envergure appropriée.

Nous avons été inspirés par le travail d’autres designers. Par exemple, une boutique de cadeaux à la galerie Noodle, au sein de l’Alton Mill Arts Centre, est parfaitement intégrée à l’expérience muséale, de sorte qu’elle fait partie du parcours de l’exposition. Le centre d’art inuit Qaumajuq du Musée des beaux-arts de Winnipeg n’est pas une petite institution. Toutefois, le nouveau café Katita qui y a été aménagé tire le meilleur parti de sa faible empreinte en jumelant une murale saisissante qui sert de point de mire dans le design minimaliste du café et crée ainsi un élément de design efficace mais abordable.

Ces exemples montrent que les designers peuvent produire un effet puissant, même dans des espaces restreints. En plus de permettre aux visiteurs d’entrer en relation avec l’espace, leurs interventions procurent aux musées une source de revenus. Un design réussi est modulable et peut être accessible, peu importe le budget du client.

« Vous êtes ici chez vous »

En jetant un coup d’œil dans l’espace de votre musée, n’oubliez pas qu’un design réussi est propre à susciter un sentiment d’appartenance, mais qu’il requiert aussi un savoir-faire et une intention délibérée. Un espace d’empathie réussi inspire un sentiment semblable à celui que ressent un visiteur lorsque nous lui ouvrons la porte de notre demeure en disant : « Vous êtes ici chez vous ». Pour y parvenir, l’approche de design axé sur l’empathie ne peut être ni unique ni unilatérale.

Dans un sens large, les musées, les galeries et les autres institutions culturelles sont des emblèmes de la culture. Du fait de leur situation en milieu urbain jumelée à l’architecture historique ou phare, ces institutions sont des témoins des lieux où elles se trouvent. Elles proposent toutes une structure percutante pour attirer les visiteurs, tout en créant une toile de fond complémentaire pour présenter et mettre en valeur leur collection une fois qu’ils se trouvent à l’intérieur. C’est pourquoi l’expérience entière, y compris la fréquentation des boutiques et des cafés, doit aller dans le sens des valeurs de la collectivité. À mesure que ces valeurs croissent, la collectivité croît en parallèle. Des possibilités d’apprentissage et de renforcement des liens peuvent donc se présenter. M

Dyonne Fashina, designer d’intérieur immatriculée, est diplômée en beaux-arts et en design. Son approche est fondée sur l’identité, la mise en valeur de la sensibilité culturelle et la recherche d’un sens.

Rohan Sajnani est auteur, avocat, militant, conservateur et poète. Il a dirigé des initiatives de design stratégique, des projets, des transactions commerciales, des initiatives communautaires et des efforts de promotion des intérêts sur la scène internationale.

Denizens a autre chose à ajouter. Cliquer ici pour avoir accès à une analyse de l’empathie dans le processus de design.

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